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LETTRE XCIV.

De l’utilité des préceptes. De l’ambition, de ses angoisses.

Cette partie de la philosophie qui donne les préceptes propres à chaque personne, qui ne forme point l’homme en général, mais qui prescrit au mari la conduite à tenir avec sa femme, au père la manière d’élever ses enfants, au maître celle de gouverner ses esclaves, a été seule admise par quelques esprits. Ils ont laissé là tout le reste qu’ils tenaient pour pures digressions en dehors de l’utile, comme si l’on pouvait donner conseil sur des cas spéciaux sans avoir d’abord embrassé tout l’ensemble de la vie humaine. D’après Aristote le stoïcien, au contraire, ces préceptes ont peu de poids et ne descendent pas jusqu’au fond de l’âme. Ils tirent un grand secours, selon lui, des axiomes de la philosophie et de la constitution même du souverain bien ; et les avoir bien compris et étudiés, c’est s’être prescrit ce qu’il faut faire dans chaque occurrence. Celui qui apprend à lancer le javelot se choisit un point de mire, et sa main se forme à bien diriger le trait ; quand il a acquis ce talent par les leçons et l’exercice, partout où il veut il en fait usage : car ce n’est pas tel ou tel objet qu’il sait frapper, mais tous ceux qu’il voudra. De même l’homme instruit des devoirs de la vie en général n’a pas besoin d’avis partiels, quand le tout lui est familier : ce qu’il sait, ce n’est pas la manière de vivre avec sa femme ou son fils, mais celle de bien vivre, qui renferme aussi les deux premières.

Cléanthe juge que cette branche de la science est utile aussi, mais impuissante si elle n’est entée sur le tronc, si les décrets mêmes et les points capitaux de la philosophie ne nous sont connus.

Le problème se divise donc en deux points : cette branche est-elle utile ou inutile, et peut-elle, à elle seule, former l’homme de bien, c’est-à-dire est-elle superflue ou rend-elle superflues toutes les autres ? Ceux qui la veulent faire croire superflue disent : « Si quelque obstacle arrête ma vue, il faut l’écarter ; tant qu’il est devant moi, c’est peine perdue que de