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ses forces et parcourir à l’aise son domaine. Elle ne lui est pas étrangère la route par où il gravit vers le ciel ; y monter était une œuvre immense : mais il y retourne, il est né pour ce chemin-là. Il marche hardiment, sans souci pour tout le reste : les trésors, il n’y regarde point ; cet or et cet argent, si dignes des ténèbres où ils gisaient, il ne les prise pas sur le brillant dont ils frappent les yeux de l’ignorance, mais d’après la fange originelle dont notre cupidité les a séparés en les exhumant. Il sait, disons-le bien, que les richesses sont placées autre part qu’où on les entasse, que c’est son âme qu’il doit remplir, non ses coffres. Un tel homme, on peut l’investir du domaine de toutes choses, on peut l’envoyer en possession de la nature entière, sans autres limites que celles de l’Orient et de l’Occident ; tout doit, comme aux dieux, lui appartenir à lui qui regarde d’en haut ceux qui, regorgeant d’opulence, sont tous moins heureux de ce qu’ils ont que malheureux de ce qu’ils n’ont pas39. Parvenu à ce point de sublimité, il songe aussi à son corps, ce fardeau nécessaire, non en aveugle ami, mais en tuteur, et ne se met pas sous la dépendance de ce qui fut mis sous la sienne. Nul ne peut être libre, qui est esclave de son corps. Car échappât-on aux autres servages que nous crée l’amour excessif et inquiet qu’on lui porte, le corps est déjà un fantasque et difficile maître. Tantôt le sage en sort sans murmure, tantôt il s’en élance avec courage, et ne s’informe point de ce que ses restes vont devenir. Mais comme nous ne prenons point souci des poils coupés de notre barbe, cette âme divine, alors qu’elle va quitter l’homme, estime que l’endroit où son enveloppe sera portée, que le feu la consume, ou que le sol la couvre, ou que les bêtes la déchirent, ne lui importe pas plus que l’arrière-faix au nouveau-né. Qu’on la jette à dépecer aux oiseaux de proie, ou que

les chiens de mer en fassent leur pâture (40),


cela le touche-t-il ? Lors même qu’il est parmi les hommes, nulle menace ne l’intimide ; craindra-t-il, mort, les menaces de ceux pour qui ce n’est pas assez d’être craints en deçà du trépas ? « Je ne m’épouvante, dit-il, ni de vos crocs, ni des outrages auxquels seront en butte les lambeaux de mon cadavre, hideux pour ceux qui le verront. Je ne réclame de personne les derniers devoirs ; je ne recommande à personne ma dépouille. Nul ne reste sans inhumation : la nature y a pourvu. Ceux que