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sein d’extrêmes douleurs, d’extrêmes calamités, le sage ne sera ni heureux ni malheureux. Toutefois cette assertion aussi est incroyable, plus incroyable que la nôtre. Car je ne vois pas comment ne tomberait point jusqu’au plus bas degré la vertu une fois renversée de son trône. Ou elle doit donner le bonheur, ou, si elle perd cette prérogative, elle n’empêchera point le malheur. Tant qu’il se tient debout, l’athlète n’est pas renvoyé du combat : il faut qu’il soit vainqueur ou vaincu. « Mais ce n’est que pour les dieux immortels que la vertu et le bonheur sont faits : nous n’avons de ces biens que l’ombre et qu’une sorte d’image : nous en approchons sans y atteindre. » Je réponds que la raison est commune aux dieux comme à nous : seulement chez eux elle est parfaite, chez nous perfectible. Mais ce qui nous amène à désespérer, ce sont nos vices. L’homme faible n’est au second rang que par son peu de persistance à observer les meilleurs principes, et parce que son jugement chancelle encore incertain. Il a besoin que sa vue et son ouïe soient bonnes, sa santé satisfaisante, son extérieur non disgracieux, et qu’il se maintienne dispos de tous ses membres, et puis que sa carrière soit longue : ainsi pourra-t-il ne point se repentir de la vie. Ce demi-sage garde en lui un levain de malignité qui tient à sa mobilité d’âme ; ce fond de malice qui ne le quitte point le pousse à violer la règle, et l’agite et l’éloigne du bien. Il n’est pas encore vertueux, il s’essaye à l’être ; or quiconque ne l’est pas sans restriction n’est qu’un méchant.

Mais un cœur généreux qu’habite la vertu[1]


est l’égal des dieux ; c’est vers eux qu’il s’élève, car il a souvenir de son origine. Ce n’est jamais une témérité de vouloir remonter au lieu d’où l’on est descendu. Et pourquoi ne pas voir quelque chose de divin dans l’être qui est une parcelle de la divinité ? Ce grand tout, dans lequel nous sommes compris, est un, et cet un est dieu : nous sommes ses associés, nous sommes ses membres38. L’esprit de l’homme qui embrasse tant de choses s’élève jusqu’à lui, si les vices ne dépriment point son essor. Et comme l’attitude de son corps est droite et ses yeux tournés vers le ciel, de même son esprit, qui peut s’étendre aussi loin qu’il lui plaît, a été de telle sorte formé par la nature qu’il veut atteindre au niveau des dieux, déployer ainsi toutes

  1. Énéide, V, 363.