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Il est incroyable, cher Lucilius, combien l’entraînement du discours éloigne du vrai même de grands esprits. Vois Posidonius, à mon avis l’un de ceux qui ont le plus mérité de la philosophie : il veut décrire d’abord comment se tordent certains fils, comment on ramène certains autres lâches et disjoints ; ensuite comment la toile à l’aide de poids suspendus s’étend en une chaîne droite ; comment la trame, introduite entre les deux parties de la chaîne dont elle surmonte la résistance, s’y mêle et s’y incorpore par la pression de la lame ; puis il attribue aux sages jusqu’à l’art du tisserand, oubliant que depuis on a trouvé une méthode plus ingénieuse, suivant laquelle

La navette en courant entrelace la trame
Entre deux rangs de fils sur le métier tendus ;
Et le peigne resserre, aplanit les tissus[1].


Et s’il avait pu y joindre ces tissus de notre époque, dont on fabrique des vêtements qui ne cachent rien32, qui ne sont d’aucun secours, je ne dis pas au corps, mais à la pudeur ?

De là il passe aux agriculteurs et décrit, avec le même talent, le soc divisant la terre et, au moyen des seconds labours, cette terre plus meuble se prêtant mieux à l’éruption des germes ; les semences confiées à son sein ; la main de l’homme arrachant les herbes sauvages qui naissent d’elles-mêmes et qui étoufferaient le bon grain. C’est encore là, dit-il, l’œuvre du sage ; comme si, même à présent, les cultivateurs ne découvraient pas nombre de procédés nouveaux qui accroissent la fertilité du sol.

Mais non content de tout cela, il va jusqu’à courber le sage sur le pétrin du boulanger. Il conte en effet de quelle manière, en imitant la nature, celui-ci s’est mis à faire le pain : « L’homme met un fruit dans sa bouche, ajoute-t-il ; un double rang de corps très-durs, les dents le brisent sous leur pression ; ce qui en échappe leur est ramené par la langue : alors le tout se mêle à la salive qui en facilite le passage à travers le gosier qu’elle lubrifie. Arrivé dans l’estomac et cuit par sa chaleur, il finit par s’assimiler à notre substance. À l’instar de ce mécanisme, on a placé l’une sur l’autre deux pierres brutes en guise de dents, dont la première, immobile, attend l’action de la seconde ; après quoi, par le frottement réciproque, les grains sont broyés et repoussés sous les meules qui ne cessent

  1. Ovide, Métam., VI, 54.