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races barbares ? La plume des oiseaux ne se tresse-t-elle point en commodes habits ? Aujourd’hui même les Scythes en grande partie n’endossent-ils pas des fourrures de renards et de martres, molles au toucher et impénétrables au vent ? « Il faut bien pourtant repousser par la fraîcheur de l’ombre les traits brûlants d’un soleil d’été. » Eh quoi ! les siècles ne nous ont-ils pas préparé une foule de retraites qui, soit injure du temps, soit tout autre accident, se sont creusées en profondes cavernes ? Et puis des branches flexibles que la main façonnait en claie, qu’on enduisait d’un grossier limon recouvert de paille et d’herbes sauvages, tout cela ne fit-il pas un toit incliné où glissaient les pluies et sous lequel on passait tranquillement la saison des orages ? Et enfin les habitants des Syrtes ne se cachent-ils pas dans des trous, les ardeurs excessives du soleil ne leur laissant d’abri suffisamment compacte que la terre même, toute brûlante qu’elle est ?

La nature n’a pas été si marâtre, qu’elle ait donné à tous les autres animaux de faciles moyens d’existence, quand l’homme lui seul ne pourrait vivre sans nos milliers d’arts. Rien de semblable n’est exigé par elle, rien qu’il doive chercher à grand’peine pour pouvoir prolonger sa vie. Tout est sous sa main dès qu’il naît ; mais nous rendons tout difficile par notre dégoût des choses faciles. Le toit et le vêtement, et les remèdes et la nourriture, et ces accessoires devenus une si grande affaire, s’offraient gratuitement, ou au prix d’une légère peine ; car la mesure en tout se bornait aux exigences du nécessaire ; on a tout transformé en objets coûteux, en merveilles qui veulent le concours d’arts aussi pénibles que multipliés. La nature suffit pour ce qu’elle réclame. Or le luxe s’est écarté de la nature, le luxe qui s’aiguillonne lui-même de jour en jour, qui grandit avec les siècles, ingénieux auxiliaire des vices. Convoitant d’abord le superflu, puis le pernicieux, il a fini par faire de l’âme le sujet du corps, le valet forcé de vils appétits. Toutes ces industries qui réveillent la cité ou qui l’étourdissent, s’évertuent au service du corps31. Tout ce que jadis on lui donnait comme à un esclave, on le lui apprête comme à un roi. De là fabriques de tissus, mécaniques sans nombre, distilleries de parfums, professeurs de poses gracieuses, de chants lubriques et efféminés. Tant nous sommes loin de cette modération naturelle qui donne au désir le besoin pour limite : c’est chose rustique et misérable que de vouloir simplement ce qui suffit.