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ments ? De cette énorme bête, prise au péril de tant de vies, combien peu en goûte le patron, gonflé d’indigestion et de nausées ! Ces amas de coquillages, voiturés de si loin, combien peu en reçoit cet estomac que rien n’assouvit ! Malheureux ! vous ne comprenez même pas que vous avez plus d’appétit que de ventre ! »

Dis cela aux autres, de manière à l’entendre aussi toi-même ; écris-le, mais pour te lire en écrivant, rapportant tout aux mœurs et à l’apaisement de nos fougueuses passions. Étudie, non pour savoir plus, mais pour savoir mieux.


LETTRE XC.

Éloge de la philosophie. Les premiers hommes. La philosophie n’a pas inventé les arts mécaniques.

Nul n’en peut douter, Lucilius : c’est aux dieux immortels que nous avons l’obligation de vivre, et bien vivre est un don de la philosophie. Nous lui devrons donc à elle plus qu’aux dieux, en proportion de la supériorité du bienfait ; puisqu’une bonne vie l’emporte sur la vie elle-même. Oui certes, on lui devrait davantage, si cette philosophie ne venait encore des immortels27 : c’est un trésor qu’ils n’ouvrent à personne, mais dont ils donnent la clef à tous. S’ils en eussent fait le bien de tout le monde, et si l’on apportait la sagesse en naissant, elle perdait son plus précieux caractère ; ce n’était plus qu’une chose fortuite. Ce qu’il y a en elle d’inestimable et de magnifique, c’est qu’elle ne vient pas spontanément, c’est qu’on la tient de soi, et qu’on ne l’emprunte pas à autrui. Qu’aurais-tu à admirer dans la philosophie, si elle n’était qu’un don banal ? Son unique but est la vérité dans les choses divines et humaines : toujours viennent sur ses pas la justice, le sentiment du devoir, la religion, en un mot le cortège de toutes les vertus enchaînées l’une à l’autre et se donnant la main. Elle enseigne le culte des dieux, l’amour des hommes, et que les premiers sont nos maîtres, les seconds nos associés ; association quelque temps respectée avant que la cupidité en rompît les nœuds et devînt une cause de pauvreté pour ceux mêmes qu’elle fit les