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pas plus qu’ils n’enseignent la sincérité, la modestie, la modération ; pas plus qu’ils n’inspirent la frugalité, l’économie, ou la clémence qui épargne le sang d’autrui comme si c’était le sien, et qui sait que l’homme ne doit pas être prodigue de la vie des hommes.

« On demande comment nous, qui disons que sans les arts libéraux on n’arrive point à la vertu, nous nions que ces arts lui soient d’aucune aide. » Il en est d’eux comme de la nourriture, sans laquelle on ne deviendrait pas vertueux, et qui pourtant n’a nul rapport avec la vertu. Un amas de bois ne fait pas par lui-même un vaisseau ; néanmoins un vaisseau ne se peut construire que de bois. En un mot, de ce qu’une chose ne peut se faire sans une autre, il ne s’ensuit pas qu’elle se fasse par son auxiliaire. On peut même dire qu’il n’est pas besoin d’arts libéraux pour arriver à la sagesse : car quoiqu’il faille apprendre la vertu, ce n’est point par eux qu’on l’apprend. Et pourquoi m’imaginerais-je qu’on ne peut devenir sage si l’on est illettré, puisque la sagesse ne réside pas dans les lettres ? Elle enseigne des choses, non des mots ; et je ne sais si la mémoire n’est pas plus sûre quand elle ne s’aide d’aucun secours extérieur. Grande et vaste science que la sagesse : il lui faut la place libre ; elle embrasse dans ses leçons les choses divines et humaines, le passé, l’avenir, le périssable, l’éternel, le temps qui à lui seul, tu le vois, soulève tant de questions. D’abord est-il quelque chose par lui-même ? ensuite quelque chose a-t-il existé avant lui et sans lui ? a-t-il commencé avec le monde, ou, même avant le monde, si quelque chose existait, le temps aussi existait-il ? Rien que sur l’âme les questions sont innombrables : D’où vient-elle ? Quelle est-elle ? Quand commence-t-elle à être ? Quelle est sa durée ? Passe-t-elle d’un lieu à un autre, et change-t-elle de domiciles, emprisonnée successivement sous la figure de tel ou tel être ; ou bien n’est-elle captive qu’une fois, avant d’avoir son essor libre au sein du grand tout ? Est-elle un corps ou non ? Que fera-t-elle quand elle cessera d’agir par nos sens ? Comment usera-t-elle de sa liberté, quand elle aura fui de son cachot ? Oublie-t-elle son premier état, et ne commence-t-elle à se connaître qu’après que, séparée du corps, elle s’est retirée dans les cieux ? Quelque partie que tu embrasses parmi les sciences divines et humaines, un énorme amas de problèmes et d’enseignements viendra t’accabler. Pour que tant et de si grands objets puissent y loger à l’aise, tu dois bannir de ton âme les inutilités qui la rétrécis-