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La lune à son lever, pour n’être point séduit Par la sérénité d’une trompeuse nuit[1].

J’ai songé de reste à bien m’assurer contre les surprises : tout lendemain n’est-il pas trompeur ? Ce que par avance on ignore trompe toujours. J’ignore ce qui sera, mais je sais bien ce qui peut être. Je ne me désespérerai de rien, je m’attends à tout : s’il m’est fait grâce de quelque chose, je le tiens pour gain. Le sort ne me trompe que s’il m’épargne, et même alors ne me trompe-t-il pas ; car comme je sais que tout accident est possible, je sais aussi que tous n’ont pas lieu infailliblement. Et j’attendrai les succès en homme préparé aux revers.

Il faut ici que tu me pardonnes de ne pas suivre les classifications reçues. On ne m’amènera pas à compter parmi les arts libéraux la peinture, non plus que l’art du statuaire, du marbrier et autres pourvoyeurs du luxe. Ainsi des lutteurs et de leur science toute pétrie d’huile et de poussière[2] : je les rejette en dehors des études relevées, ou bien j’y ferai entrer les parfumeurs et les cuisiniers, et quiconque met son industrie au service de nos voluptés. Car enfin, je te prie, qu’ont-ils de libéral ces hommes qui vomissent leur vin pris à jeun, corps appesantis de graisse, âmes appauvries et perdues de marasme ? Verrons-nous là une étude libérale pour cette jeunesse que nos pères obligeaient à s’exercer debout, à lancer le javelot, à ficher l’épieu, à dompter un coursier, à manier les armes ? Ils n’enseignaient rien à leurs enfants qu’ils pussent apprendre couchés. Mais ni ces exercices ni les arts dont je parle n’enseignent ou ne nourrissent la vertu. Que sert en effet de gouverner un cheval et de modérer sa course avec le mors, si les passions les plus effrénées nous emportent ? Que sert de triompher de mille rivaux à la lutte et au ceste, si la colère triomphe de nous ?

« Mais enfin, les arts libéraux n’auront-ils donc aucune utilité ? » Aucune pour la vertu, beaucoup pour d’autres choses. Les arts mécaniques, ces professions viles qui n’emploient que la main, quoique apportant beaucoup au matériel de la vie, ne se rattachent nullement à la vertu. Pourquoi donc instruisons-nous nos fils dans les études libérales ? Ce n’est pas qu’elles puissent donner la vertu, c’est qu’elles mettent l’âme en état de la recevoir. De même que cette première teinture des

  1. Géorgiq., I, 424. Delille.
  2. Voy. Lettre LVII et la note.