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vent point. On peut s’y arrêter tant que l’âme n’est capable de rien de plus haut : ce sont des apprentissages, non des œuvres de maîtres. On les a nommés arts libéraux, tu le vois, comme étant dignes d’un homme libre. Mais il n’est qu’un art vraiment libéral : celui qui fait libre ; c’est la sagesse, cet art sublime, généreux, magnanime ; le reste n’est que petitesse, puérilités. Penses-tu qu’il y ait rien de bon dans ces arts qui ont, remarque-le, pour professeurs les plus ignobles et les plus dégradés des hommes ? Il faut, non pas les apprendre, mais les avoir appris.

On a cru devoir rechercher si les arts libéraux rendent l’homme vertueux. Ils ne le promettent même pas ; c’est une science où ils n’aspirent point. Le grammairien s’évertue à épurer le langage ; veut-il s’aventurer davantage, il va jusqu’aux abords de l’histoire, ou, reculât-il au plus loin ses limites, jusqu’à la versification. Qu’y a-t-il là qui aplanisse le chemin à la vertu ? Classification de syllabes, exacte appréciation des mots, traditions mythologiques, lois et variétés du mètre ? Qu’y a-t-il là qui bannisse la crainte, qui affranchisse de la cupidité, qui refrène l’incontinence ? Allons chez le géomètre et chez le musicien : trouveras-tu rien là qui te défende de craindre, qui te défende de désirer ? Hors ces deux points, nulle autre science ne sert.

Il s’agit de voir si ces professeurs enseignent la vertu ou non ; s’ils ne l’enseignent pas, ils ne peuvent l’inspirer ; s’ils l’enseignent, ce sont des philosophes. Veux-tu te convaincre que ce n’est pas pour enseigner la vertu qu’ils montent dans leurs chaires ? Regarde combien sont diverses les tendances de chacun d’eux ; or le but serait un si l’enseignement était le même. Mais peut-être voudront-ils te persuader qu’Homère était un philosophe, quand les preuves mêmes qu’ils en donnent les démentent. Car tantôt on fait de lui un stoïcien, n’admirant rien que la force d’âme, ayant horreur des voluptés et ne s’écartant pas de l’honnête, même au prix de l’immortalité ; tantôt c’est un épicurien, qui fait l’éloge d’une cité où règne la paix et où la vie s’écoule parmi les festins et les chants ; c’est encore un péripatéticien qui admet trois sortes de biens dans la vie ; c’est enfin un académicien qui dit que tout n’est qu’incertitude. La preuve qu’il n’est rien de tout cela, c’est qu’il est tout cela à la fois : systèmes entre eux incompatibles. Accordons-leur qu’Homère ait été philosophe. Nécessairement il le sera devenu avant d’avoir songé le moins du monde aux vers :