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Certains stoïciens répondent que le talent du pilote se perd dans la tempête et le mauvais temps en ce qu’il ne peut plus accomplir ce qu’il se propose et suivre sa direction : il tombe au-dessous non point de son art, mais de son œuvre. Sur quoi le péripatéticien : « Voilà donc aussi le sage qui vaut moins si la pauvreté, si la douleur, si d’autres crises semblables le pressent : elles ne lui ôtent pas sa vertu, elles en empêchent l’action. » L’objection serait juste, s’il n’y avait disparité entre le pilote et le sage. Celui-ci se propose, dans la conduite de sa vie, non d’accomplir quoi qu’il arrive ce qu’il entreprend, mais d’agir en tout selon le devoir ; le but du pilote est de vaincre tous les obstacles pour mener son navire au port. Les arts ne sont que des agents : ils doivent tenir ce qu’ils promettent ; la sagesse commande et dirige. Les arts sont les serviteurs de la vie ; la sagesse en est la souveraine.

Il y a une autre réponse à faire, ce me semble ; savoir : que jamais ni l’art du pilote ne perd à la tempête, ni l’application de cet art. Le pilote ne te promet point une heureuse traversée : il te promet ses utiles services, son habileté à conduire un vaisseau, laquelle brille d’autant plus que des contre-temps fortuits lui suscitent plus d’obstacles. Celui qui peut dire : « Neptune, jamais tu n’engloutiras ce vaisseau sans que je tienne mon gouvernail droit11, » a satisfait à l’art ; ce n’est pas l’œuvre du pilote, c’est le succès que compromet la tempête. « Comment ? il ne nuit pas au pilote l’accident qui l’empêche de gagner le port, qui rend ses efforts impuissants, qui le reporte en arrière ou le tient immobile, ou enlève ses agrès ? » Ce n’est pas comme pilote, c’est comme navigateur qu’il en souffre. Loin que cela déconcerte son art, il en ressort davantage : car en temps calme, comme on dit, le premier venu est pilote. Le gros temps fait tort au navire, non au pilote en tant que pilote. Il y a en lui deux personnes : l’une qui lui est commune avec tous ceux qui montent le bâtiment où lui-même compte comme passager ; l’autre qui lui est propre et qui le constitue pilote. La tempête lui nuit sous le premier rapport, non pas sous le second. Et puis son art existe pour le service d’autrui : ce sont les passagers qu’il intéresse, comme l’art du médecin s’applique à ceux qu’il traite. La sagesse est un bien tout à la fois commun aux hommes avec lesquels vit le sage, et personnel au sage. Ainsi peut-être la tempête contrarie le pilote en paralysant le ministère qu’il a promis aux passagers ; mais le sage ne reçoit d’échec ni de la pauvreté, ni de la douleur, ni d’aucun des ora-