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plus heureuse que la sienne. Or l’homme vraiment heureux ne préfère rien à son sort. Il est de même peu croyable qu’il reste quelque chose que le sage aime mieux être que ce qu’il est, ou qu’il ne préfère pas ce qui serait meilleur à ce qu’il a. Car assurément, plus il sera sage, plus il se portera vivement vers la meilleure des situations et voudra la conquérir à tout prix. Or comment serait heureux l’homme qui peut encore, que dis-je ? qui doit encore désirer quelque chose ?

Je vais dire d’où vient cette erreur : on ne sait point qu’il n’y a qu’une vie heureuse. Ce qui fait d’elle la meilleure situation possible, c’est sa qualité et non sa grandeur. Aussi est-elle la même, longue ou courte, répandue ou concentrée, qu’elle se partage entre une infinité de lieux et de devoirs, ou qu’elle se replie sur un seul objet. L’estimer par nombre, mesure et parties, c’est lui ôter son excellence. Or qu’y a-t-il d’excellent en elle ? qu’elle est une vie pleine. Le terme du manger comme du boire est, je pense, la satiété. L’un a mangé plus, l’autre moins ; qu’importe ? les voilà tous deux rassasiés. L’un boit davantage, l’autre moins ; qu’importe, si tous deux n’ont plus soif ? Celui-ci a vécu plus d’années que celui-là : il n’importe, si les nombreuses années du premier n’ont point comporté plus de bonheur que le peu d’années du second. L’homme dont tu dis : « Il est moins heureux, » ne l’est pas du tout ; ce titre d’heureux n’admet pas de diminutif.

« Qui est courageux est sans crainte ; qui est sans crainte est sans tristesse ; qui est sans tristesse est heureux. » Ce syllogisme est de notre école. On cherche à répondre à cela : que nous nous emparons d’un fait erroné et contestable comme d’une chose avouée, en disant que l’homme courageux est sans crainte. Car enfin, cet homme ne craindra-t-il pas des maux imminents ? Ne pas les craindre serait pure folie, aliénation d’esprit plutôt que courage. Il craindra, sans doute très-légèrement ; mais il ne sera pas tout à fait hors de crainte. « Parler ainsi, c’est toujours retomber dans l’abus de prendre pour vertus des vices moindres. Car celui qui craint, quoique plus rarement et moins que d’autres, n’est point pur des atteintes du mal ; seulement elles sont plus légères. » – Encore une fois, je tiens pour insensé quiconque n’appréhende pas tout mal imminent. – « Vous dites vrai, si c’est un mal ; mais s’il sait que ce n’en est point un, s’il ne juge comme mal que la turpitude, il devra envisager le péril d’un œil calme et dédaigner ce que d’autres peuvent craindre ; ou bien, s’il est d’un fou et