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patiemment la perte. Il ne sera jamais sans un ami ; il est maître de le remplacer sitôt qu’il le veut. Comme Phidias, s’il perd une statue, en aura bientôt fait une autre ; ainsi le sage, ce grand artiste en amitié, trouve à remplir la place vacante. Comment, dis-tu, peut-il faire si vite un ami ? Je te le dirai si tu veux bien que dès à présent je te paye ma dette, et que pour cette lettre nous soyons quittes. Hécaton a dit : « Voici une recette pour se faire aimer sans drogues, ni herbe, ni paroles magiques de sorcière. Aimez, on vous aimera22. » Ce qu’il y a de différence pour l’agriculteur entre moissonner et semer existe entre tel qui s’est fait un ami et tel qui s’en fait un. Le philosophe Attale disait souvent : « Il est plus doux de faire que d’avoir un ami, comme l’artiste jouit plus à peindre son tableau qu’à l’avoir peint. » Occupé qu’il est à son œuvre avec tant de sollicitude, que d’attraits pour lui dans cette occupation même ! L’enchantement n’est plus si vif quand, l’œuvre finie, sa main a quitté la toile ; alors il jouit du fruit de son art : il jouissait de l’art même lorsqu’il tenait le pinceau. Dans nos enfants l’adolescence porte plus de fruits ; mais leurs premiers ans charment davantage.

Revenons à notre propos. Le sage, bien qu’il se suffise, n’en désire pas moins un ami, ne fût-ce que pour exercer l’amitié, pour qu’une si belle vertu ne reste pas sans culture, et non, comme Épicure le dit dans sa lettre, pour avoir qui veille à son lit de douleur, qui le secoure dans les fers ou dans le besoin, mais un homme qui malade soit assisté par lui, et qui enveloppé d’ennemis soit sauvé par lui de leurs fers. Ne voir que soi, n’embrasser l’amitié que pour soi, méchant calcul : elle finira comme elle a commencé. On a voulu s’assurer d’un auxiliaire contre la captivité ; mais au premier bruit de chaînes plus d’ami. Ce sont amitiés du moment, comme dit le peuple. Choisi dans votre intérêt, je vous plais, tant que je vous sers. De là cette foule d’amis autour des fortunes florissantes ; abattues, quelle solitude23 ! les amis fuient les lieux d’épreuve. De là tant de ces déloyaux exemples, de ces lâchetés qui vous abandonnent, de ces lâchetés qui vous trahissent. Il faut bien que le début et le dénouement se répondent. Qui s’est fait ami par intérêt sera séduit par quelque avantage contraire à cette amitié, si, en elle, une autre chose qu’elle l’attirait. Pourquoi est-ce que je prends un ami ? afin d’avoir pour qui mourir, d’avoir qui suivre en exil, de qui sauver les jours, s’il le faut, aux dépens des miens. Cette autre union que tu me dépeins est un trafic, ce n’est pas l’amitié :