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a-t-il à loger force vin dans son estomac ? Que la palme te soit demeurée, que nul ne puisse plus répondre à tes rasades provocatrices, qu’au milieu des convives terrassés par le sommeil et vomissants seul tu restes debout, que tu les aies tous vaincus par ton insigne courage, que tu aies tenu plus de vin que pas un ; un tonneau l’emporte sur toi4. Ce Marc-Antoine, grand homme d’ailleurs et génie distingué, quelle autre chose a pu le perdre et le jeter, transfuge de nos mœurs, dans tous les vices des barbares, sinon l’ivrognerie, et sa passion non moins forte pour Cléopâtre ? Voilà ce qui l’a fait ennemi de la République et inégal à ses rivaux ; voilà ce qui l’a rendu cruel jusqu’à se faire apporter à table les têtes des premiers citoyens, alors qu’au milieu des plus somptueux banquets et de tout le faste des rois, ses yeux cherchaient à reconnaître les mains et les traits de ses proscrits, alors que, gorgé de vin, il avait encore soif de sang. Chose révoltante qu’il s’enivrât, combien plus révoltante qu’il se fit bourreau dans l’ivresse ! Presque toujours l’ivrognerie a la cruauté pour compagne ; car elle violente et exaspère l’âme la plus saine. Tout comme les yeux demeurent irritables après une longue ophtalmie, au point que le moindre rayon de soleil les blesse, ainsi des orgies continues rendent les caractères féroces. À force de mettre l’homme hors de soi, cette habitude de frénésie endurcit les vices qu’engendre le vin ; et même de sang-froid ils prévalent.

Expose-nous donc pourquoi le sage devra fuir l’ivresse : montres-en la difformité et tous les périls par des faits, non par des paroles : la chose est facile. Prouve que ces plaisirs, comme on les appelle, quand ils outrepassent la mesure, sont des supplices. Car de prétendre par arguments qu’un excès de vin échauffera le sage et ne lui ôtera pas sa rectitude de sens, si offusqué que soit son cerveau, autant vaut dire qu’une coupe de poison ne le ferait pas mourir, qu’un narcotique ne l’endormirait pas, qu’il prendrait de l’ellébore sans rendre par toutes les issues tout ce qui encrasse ses entrailles. Mais si ses pieds chancellent, si sa langue n’est plus libre, qui t’autorise à supposer qu’en partie il est ivre, et qu’en partie il ne l’est point ?