Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le change. Au moment de conduire à l’ennemi des citoyens qui s’en vont mourir pour leurs femmes et pour leurs enfants, quelle sera la harangue du chef ? Voici les Fabius qui détournent sur leur seule famille tout le poids d’une guerre nationale. Voici les Spartiates placés dans les gorges mêmes des Thermopyles : ni victoire ni retour à espérer : ce défilé sera leur tombeau. Comment les exhorteras-tu à opposer leurs corps pour barrière à l’avalanche de tout un peuple, à quitter plutôt la vie que leur poste ? Diras-tu : « Ce qui est un mal n’est point glorieux : la mort est glorieuse ; donc la mort n’est point un mal ? » Ô l’entraînant discours ! qui après cela hésiterait à s’élancer sur les piques ennemies et à mourir debout ? Mais quelle forte parole un héros, Léonidas, adresse à des héros : « Camarades, dînez en hommes qui souperez ce soir chez Pluton. » Et les morceaux ne demeurèrent point entassés dans leur bouche ni arrêtés dans leur gosier, ni ne tombèrent point de leurs mains : ils acceptèrent d’enthousiasme l’invitation à l’un comme à l’autre repas. Citerai-je ce général romain qui, envoyant une poignée d’hommes s’emparer d’une position où ils ne pouvaient arriver qu’à travers d’épais bataillons ennemis, leur tint ce langage : « Camarades, il faut aller là ; mais il ne faut pas revenir99. » Vois combien le courage est simple et bref dans ses commandements. Mais vous, captieux raisonneur, de quel mortel sauriez-vous relever le moral, exalter l’énergie ? Vous brisez l’âme humaine qu’on ne doit jamais moins rétrécir ni emprisonner dans l’épineux et subtil sophisme, que lorsqu’il faut la pousser aux grandes choses. Ce n’est pas à trois cents guerriers seulement, c’est à tous les mortels qu’il s’agit d’ôter la crainte de la mort. Comment leur enseignes-tu qu’elle n’est point un mal ? Ces préjugés vieillis avec nous, sucés dès l’enfance, comment en viendras-tu à bout ? De quel secours t’appuyer ? Que dire à l’humaine faiblesse ? Que lui dire qui l’enflamme et la lance au plus fort du péril ? Par quelle harangue déconcerteras-tu cette ligue de la peur, par quelle puissance de génie, cette persuasion de tous révoltée contre toi ? Tu viens m’ourdir des pièges de mots, des tissus de petites interrogations ! Aux grands fléaux les grands moyens d’attaque. Ce serpent qui désolait l’Afrique, qui était pour nos légions plus terrible encore que la guerre, fut assailli vainement par les frondeurs et les archers : le javelot même ne l’entamait point ; la dureté de ses écailles, proportionnée à sa prodigieuse longueur, repoussait le fer et tout ce qu’on lui je-