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diversité d'opinions, toutes affirmeront, comme on dit, d'une seule voix, que l'homme qui mérite bien de nous doit être payé de retour : le genre humain, si partagé sur tout le reste, tombera ici d'accord, ce qui ne l'empêche pas mainte fois de rendre le mal pour le bien. Et la première cause qui fait les ingrats, c'est de n'avoir pu être assez reconnaissant96. Cette frénésie est venue au point que l'on court grands risques à rendre à certaines gens de grands services : car, ayant honte de ne rendre point, ils voudraient que l'homme auquel ils doivent rendre ne fût plus de ce monde. « Garde pour toi ce que tu as reçu; je ne répète, je n'exige rien : pardonne-moi le bien que je t'ai fait. » Point de haine plus dangereuse que celle qui vient de la honte d'avoir forfait à la reconnaissance.


LETTRE LXXXII.

Contre la mollesse. Subtilités des dialecticiens.

Je ne suis plus inquiet de toi. Et quel dieu ai-je pris pour garant ? Tu le demandes ! Celui qui ne trompe personne : ton âme passionnée pour la droiture et la vertu. La meilleure partie de toi-même est hors de péril. La Fortune peut te faire tort ; mais, chose plus essentielle, je ne crains plus que tu te fasses tort à toi-même. Suis toujours ta voie : recueille-toi dans les habitudes d’une vie paisible sans mollesse. J’aime mieux être mal que mollement ; et prends ce mot être mal dans le sens ordinaire du peuple, vivre durement, pâtir et travailler. Souvent nous entendons vanter l’existence de certains hommes et dire avec envie : « Ils vivent dans la mollesse ; » c’est comme qui dirait : « Ils ne valent rien. » Car peu à peu leur âme s’effémine, et devient l’image même de la langueur, de la paresse où elle croupit et se fond. Et pour l’homme de cœur, s’endurcir à la peine ne vaut-il pas mieux ? Et puis l’efféminé craint de mourir, quand de sa vie il s’est fait une mort ! Il y a loin du vrai loisir à l’immobilité de la tombe. « Quoi donc ? Ne vaut-il pas mieux rester immobile que d’être emporté par le tourbillon de tant de futiles devoirs ? » Ce sont deux choses qui tuent également que les convulsions et le marasme. Et, je pense, un