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jure, bien volontiers je marcherais où l’honnête m’appelle, même à travers l’infamie. Nul ne me semble mettre à plus haut prix la vertu, ni lui être plus dévoué que celui qui a perdu le titre d’homme de bien pour n’en pas perdre la conscience. Aussi, je le répète, ton bienfaiteur gagne-t-il moins que toi à ce que tu sois reconnaissant. Lui, en effet, recueille un avantage vulgaire et journalier : il recouvre ce qu’il a donné ; le tien est immense et part de la plus heureuse situation morale, du sentiment de ta gratitude. Car si l’on est malheureux par la méchanceté, heureux par la vertu, et si c’est une vertu que la gratitude, pour une restitution ordinaire tu as conquis un bien inestimable, la conscience d’une vertu remplie, et cette conscience n’est donnée qu’à une âme divine et bienheureuse.

Quant à l’âme affectée du sentiment contraire, le plus affreux malheur l’accable. Quiconque est ingrat sera misérable ; ne le renvoyons pas au futur, il l’est à l’instant même. Gardons-nous donc d’un pareil vice, sinon à cause d’autrui, du moins pour nous. C’est la moindre et la plus légère partie de son fiel que l’iniquité distille sur autrui ; ce qu’elle a de plus nuisible et pour ainsi dire toute la lie séjourne et pèse au fond de l’âme perverse. Comme le disait Attalus, l’un des nôtres : « La méchanceté boit la plus grande partie de son propre venin93. » Celui des serpents, toujours prêt pour tuer l’ennemi, ne tue point l’animal qui le porte ; tel n’est pas le venin du méchant : l’âme qui le renferme en souffre le plus. L’ingrat se torture et se ronge lui-même : il hait ce qu’il a reçu, parce qu’il doit rendre ; il le déprise : mais les torts, il les amplifie et les exagère. Or est-il une âme plus à plaindre que celle où le bienfait passe et où l’injure demeure ? Le sage, au contraire, relève la moindre des grâces qu’il reçoit et l’embellit à ses propres yeux et en perpétue la jouissance par le souvenir. La satisfaction du méchant n’a lieu qu’une fois, pour un moment, quand il reçoit : celle du sage se prolonge et ne cesse plus. Car ce n’est pas de recevoir, mais d’avoir reçu qu’il est heureux, félicité permanente et de tous les instants. Il ne tient pas compte de ce qui le blesse ; et non point par insouciance, mais volontairement, il oublie. Il n’interprète pas tout au pire, ne cherche pas à qui imputer un accident, et préfère attribuer à la Fortune les fautes des humains. Il n’incrimine ni les paroles, ni les airs de visage ; il explique tout mécompte dans un esprit de bienveillance qui le lui rend léger : il ne se souvient pas de l’offense plutôt que du service. Autant qu’il le