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mon esclave, et tu m’as fait injure dans celle de mon père ; tu as sauvé mon fils, mais tu m’as privé de mon père. Il poursuivra ainsi les autres détails par où procède tout parallèle ; si la nuance est imperceptible, il la dissimulera ; si elle est tranchée, mais qu’elle puisse s’excuser sans que la voix du sang ou du devoir murmure, il en fera grâce, au cas, bien entendu, où l’injure ne touche que lui seul. En deux mots, il se montrera facile à la compensation, et se laissera même imputer plus qu’il ne doit. Répugnant à payer le bien en le balançant par le mal, il inclinera, il tendra toujours à se juger redevable, à vouloir s’acquitter. C’est se méprendre en effet que de trouver plus de plaisir à recevoir qu’à rendre. Autant il est plus agréable de se libérer que d’emprunter, autant celui qui se décharge de l’immense dette d’un bienfait doit plus jouir que l’homme qui contracte au moment même son obligation. Car, autre préjugé des ingrats : eux qui soldent à leurs créanciers quelque chose de plus que leur capital, ils se figurent que la jouissance des bienfaits est à titre gratuit. Le bienfait aussi croît avec le temps : il faut rembourser plus à mesure qu’on a plus tardé. Ingrat est celui qui ne rend pas avec usure. C’est de quoi il faut encore tenir compte en balançant la recette et la dépense.

Il faut tout faire pour montrer le plus de reconnaissance possible : c’est à soi pour lors que l’on fait du bien. Ainsi la justice ne profite pas, comme pense le vulgaire, à autrui seulement ; ce qu’il y a de plus excellent en elle lui revient. Toujours, en obligeant les autres, on s’oblige soi-même. Non que j’entende par là que l’homme assisté par moi m’assiste à son tour, qu’il court défendre son défenseur, et que tout acte méritoire remonte par un heureux circuit jusqu’à son auteur, tout comme les mauvaises œuvres retombent sur leurs artisans, tout comme la pitié s’éloigne de ceux qui éprouvent l’injustice s’ils l’ont autorisée en l’enseignant par leur exemple ; mais je veux dire que toutes les vertus portent en elles leur récompense. On ne les pratique point par intérêt : le prix d’une bonne action, c’est de l’avoir faite. Je suis reconnaissant, non pour qu’un autre m’oblige plus volontiers, encouragé par une première épreuve, mais pour m’acquitter du plus doux comme du plus noble des devoirs. Je suis reconnaissant, non pour mon profit mais pour mon plaisir ; et la preuve, c’est que si la reconnaissance ne m’était permise qu’à condition de paraître ingrat, si je ne pouvais rendre un bienfait que sous les semblants de l’in-