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que, le lieu, la manière. Voilà pourquoi, selon nous, nul ne sait être reconnaissant que le sage ; et nul non plus ne sait donner un bienfait que le sage, c’est-à-dire que l’homme qui jouit plus de donner, qu’un autre de recevoir.

Peut-être verra-t-on ici l’une de ces doctrines par où nous semblons heurter l’opinion générale, un paradoxe, comme l’appellent les Grecs ; on dira : « Voilà donc que, hormis le sage, nul ne sait répondre aux bienfaits ; donc aussi nul autre que lui ne saura ni rembourser un créancier, ni payer à un vendeur le prix d’un achat ? » Qu’on ne nous fasse point de mauvais parti, et sache qu’Épicure parle comme nous. Du moins Métrodore soutient-il « que le sage seul sait répondre à un bienfait. » Puis il s’étonne quand nous disons : « Le sage seul sait aimer ; il n’y a d’ami que le sage. » Et pourtant n’est-ce pas un devoir d’affection et d’amitié que la reconnaissance ? C’est même un acte plus vulgaire et dont plus d’hommes sont capables que de la vraie amitié.

Il s’étonne encore de nous entendre dire « que la bonne foi n’est que chez le sage, » comme s’il ne le confessait pas lui-même. Te semble-t-il homme de foi, celui qui ne sait pas être reconnaissant ? Que l’on cesse donc de nous décrier sous prétexte que nous prêchons des choses incroyables ; et qu’on reconnaisse que l’honnête se trouve en réalité chez le sage, quand le commun des hommes n’en a que l’apparence et le simulacre. Nul ne sait répondre aux bienfaits que le sage : l’insensé aussi y répondra d’une manière telle quelle, selon sa portée ; le savoir lui manquera plutôt que la volonté. La volonté ne s’apprend point. Le sage comparera toutes choses entre elles, parce qu’il s’attache plus ou moins de valeur au même bienfait, selon le temps, le lieu, le motif. Souvent des trésors versés à pleines mains firent moins que mille deniers donnés à propos. Car il y a grande différence entre un cadeau et un secours, entre la libéralité qui sauve et celle qui ajoute à l’aisance. Souvent le don, fort petit en soi, est immense par ses résultats. Et quelle différence encore entre l’homme qui tire de son coffre pour donner, et celui qui reçoit pour transmettre !

En résumé, et pour ne pas retomber sur des questions suffisamment approfondies, dans cette comparaison du bienfait et de l’injure l’homme de bien décidera en toute équité ; mais il aura plus égard au bienfait ; c’est de ce côté qu’il penchera. D’ordinaire aussi la qualité de la personne est d’un grand poids en pareille matière. Tu m’as rendu service dans la personne de