Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prison du corps, quand, jetant loin d’elle toute souillure, elle s’élancera, pure et légère, dans la sphère des célestes pensées !

Voilà notre tâche, mon cher Lucilius, voilà où se doit porter toute notre ardeur, n’y eût-il que peu d’hommes, n’y eût-il personne pour le savoir. La gloire est l’ombre de la vertu : elle l’accompagne même en dépit d’elle. Mais comme l’ombre tantôt marche devant, tantôt à côté de nous, et tantôt derrière, ainsi la gloire quelquefois nous précède et frappe tous les regards ; d’autres fois elle nous suit, d’autant plus grande qu’elle est plus tardive : l’envie alors s’est retirée. Combien de temps Démocrite n’a-t-il point passé pour un fou ? La Renommée eut peine à accueillir Socrate. Combien de temps Caton ne fut-il pas méconnu de Rome ? On le repoussa, on ne le comprit qu’après l’avoir perdu. L’innocence et la vertu de Rutilius seraient ignorées, sans l’iniquité qu’il a subie : l’outrage l’a fait resplendir88. Ne dut-il pas rendre grâce à son infortune et chérir son exil ? Je parle ici d’hommes que le sort a illustrés en les persécutant. Mais combien d’œuvres méritoires venues au grand jour après la mort de leurs auteurs ! Que de noms négligés et puis exhumés par la gloire ! Vois Épicure, si fort admiré non-seulement des hommes qu’a polis l’étude, mais aussi de la masse ignorante. Il était inconnu, même à Athènes, aux environs de laquelle il cacha sa vie. Aussi, comme il survivait déjà de plusieurs années à son cher Métrodore, dans une lettre, véritable hymne de reconnaissance dicté par les souvenirs d’une mutuelle tendresse, il termine en disant « que les charmes de leur union n’avaient rien perdu à ce que cette Grèce si riche en illustrations les eût laissés, Métrodore et lui, dans l’obscurité et presque dans un oubli absolu. » Plus tard pourtant, quand il eut cessé d’être, n’a-t-on pas su le découvrir ? Sa doctrine en a-t-elle eu moins d’éclat ? Métrodore aussi nous apprend par une de ses lettres qu’Épicure et lui n’avaient point été placés à leur hauteur, mais que leurs noms faits pour l’avenir grandiraient, comme celui de quiconque aurait marché résolument sur leurs traces.

Aucune vertu ne demeure cachée : le fût-elle pour un temps, elle n’en souffrira point. Le jour viendra qui, des ténèbres où la tenait plongée l’envie contemporaine, doit la produire à la lumière. Il est né pour peu d’hommes celui dont la pensée ne s’adresse qu’à son siècle. Des milliers d’années, des générations nouvelles vont te suivre : c’est là qu’il faut jeter la vue. L’envie eût-elle imposé silence à tous les hommes de ton épo-