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charnues du corps, les nerfs, les articulations : tout ce qu’il y a de ténu dans l’homme donne prise aux atteintes les plus vives, parce que le mal y est à l’étroit. Mais ces mêmes parties s’engourdissent promptement : à force de douleur l’aiguillon douloureux se brise, soit que l’esprit vital, entravé dans son cours naturel, dégénère et perde cette vigueur agissante qui avertit nos sens ; soit que l’humeur viciée, n’ayant plus où s’épandre, se refoule sur elle-même, et frappe d’insensibilité les organes où elle afflue. La goutte aux pieds ou aux mains et toutes les douleurs des vertèbres et des nerfs ont des intervalles de repos, quand la partie torturée ne réagit plus : les premiers élancements causent un vif malaise qui, en se prolongeant, s’amortit, et la souffrance s’arrête à l’engourdissement. Les dents, les yeux, les oreilles sont le siège d’affections d’autant plus aiguës qu’elles naissent sur les points les moins étendus de notre corps ; il en est de même, certes, pour les maux de tête ; mais plus ils sont vifs, plus tôt l’insensibilité et l’assoupissement leur succèdent. Ce qui donc doit consoler dans les grandes souffrances, c’est que nécessairement la sensation cesse dès qu’elle est trop poignante. Mais pourquoi les douleurs physiques sont-elles si importunes au grossier vulgaire ? C’est qu’il n’est point fait aux méditations de l’esprit ; c’est qu’il a trop donné au corps. Aussi l’homme dont le cœur et les vues sont élevés tient-il son âme indépendante du corps : il cultive surtout la meilleure, la divine partie de lui-même ; pour l’autre, quinteuse et fragile, il ne compte avec elle que le moins possible.

« Mais il en coûte d’être sevré de ses plaisirs habituels, de s’abstenir de nourriture, de souffrir la soif et la faim ! » Les premiers jours de privation sont durs : mais les désirs vont ensuite s’émoussant, à mesure que les organes de ces mêmes désirs se lassent et s’affaiblissent. De là les susceptibilités de l’estomac ; de là l’antipathie pour les choses dont on fut avide ; de là la mort même des désirs. Or qu’y a-t-il de pénible à n’avoir pas ce qu’on ne désire plus ? Et puis toute douleur a ses heures de relâche ou du moins ses adoucissements. Et puis on peut et en prévenir la venue et en repousser l’approche par des préservatifs ; car toujours elle est précédée de symptômes, surtout celles qui reviennent habituellement. Les souffrances de la maladie sont supportables pour qui brave sa suprême menace.

Ne va pas toi-même aggraver tes maux et t’achever par tes plaintes. Ils pèseront peu, si l’opinion n’y ajoute point ; et sur-