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Tu crois qu’ici je vais rapporter des exemples de grands hommes ! Ce sont des enfants que je te veux citer. On nous a transmis le souvenir de ce Spartiate encore impubère qui, fait prisonnier, criait dans son dialecte dorien : « Non, je ne servirai pas ! » et l’effet répondit à la parole. À la première chose servile et dégradante qui lui fut commandée (il s’agissait d’apporter un vase destiné à d’ignobles besoins), il se brisa la tête contre la muraille. La liberté est si près de nous ! Et des hommes consentent à servir ! Ne voudrais-tu pas voir ton fils plutôt périr ainsi que ramper lâchement pour vieillir ? Pourquoi donc tant d’angoisses, quand une mort courageuse est l’acte d’un enfant ? Si tu ne veux pas suivre, tu seras entraîné. Empare-toi des droits qu’a sur toi l’extérieur. N’auras-tu pas, comme cet enfant, le cœur de dire : « Je ne suis plus esclave ! » Hélas ! tu es esclave des hommes, esclave des choses, esclave de la vie : car la vie, pour qui n’ose mourir, est un esclavage. Et qu’as-tu qui t’oblige d’attendre ? Les plaisirs qui t’arrêtent, qui te retiennent, tu les as épuisés. Il n’en est plus qui soit nouveau pour toi, plus qui ne te rebute par la satiété même. La saveur du vin pur, du vin miellé, tu les connais : qu’importe que cent ou mille amphores passent par ta vessie ? Tu n’es qu’un filtre à liqueurs. Blasée sur la délicatesse des coquillages, du rouget, ta soif de jouir ne t’a pas laissé pour l’avenir une seule fleur qui ne soit fanée79. Voilà pourtant à quoi tu as tant de peine à t’arracher. Qu’y a-t-il encore dont il te fâche d’être privé ? Tes amis ? Ta patrie ? Pour l’amour d’elle, dis-moi, retarderais-tu ton souper, toi qui pour l’avancer éteindrais, si tu pouvais, le soleil ? Car qu’as-tu jamais fait qui soit digne de la lumière ? Confesse que ce n’est ni le sénat, ni le forum, ni même cette belle nature que tu regrettes, qui te rendent si lent à mourir : tu gémis de laisser à d’autres le marché aux vivres, où tu n’as rien laissé. Tu crains la mort ! Et tu la braves si bien au sein de tes orgies ! Tu veux vivre ! Tu sais donc comment on doit vivre ? Tu crains de mourir ! Eh ! ta vie n’est-elle pas une vraie mort ? Un jour que César traversait la voie Latine, il rencontra la chaîne des forçats, et l’un d’eux, vieillard dont la barbe descendait jusque sur la poitrine, lui demanda la grâce de mourir : Est-ce que tu vis ? répondit Caïus.

C’est la réponse à faire à tous ceux pour qui la mort serait un bienfait. Tu crains de mourir ! Est-ce que tu vis ? « Mais, diras-tu, je veux vivre, moi qui fais si bien ma tâche d’honnête homme : je quitte à regret des devoirs que je remplis avec