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trépide au-devant de la mort. L’amour, la colère, la cupidité ont appelé de tous leurs vœux le péril. Ce que peut un entêtement passager, poussé par un mobile quelconque, combien la vertu ne le peut-elle pas davantage, elle qui ne va point par élan, par saillie, mais qui est soutenue dans son action, permanente dans son énergie ! Il s’ensuit que des choses méprisées souvent par des gens sans lumières, toujours par le sage, ne sont ni des biens ni des maux ; et que l’unique bien, c’est cette même vertu qui marche tête haute entre l’une et l’autre fortune avec grand mépris pour toutes deux.

Si tu admets l’opinion qu’il est encore d’autre bien que l’honnête, plus de vertu qui n’en soit ébranlée ; pas une en effet qui se puisse maintenir, si elle aspire, en dehors d’elle-même, à quoi que ce soit. Cet état de choses répugne à la raison, de laquelle les vertus procèdent, à la vérité, qui n’existe point sans la raison ; et toute opinion qui répugne à la vérité est fausse. Tu m’accorderas nécessairement que le dévouement de l’homme de bien envers les dieux est absolu : ainsi, quoiqu’il lui arrive, il le supportera sans murmure, sachant bien qu’ainsi l’a voulu la loi divine d’après laquelle marche l’univers. Cela étant, il n’y aura pour lui d’autre bien que l’honnête ; car l’honnête a pour loi d’obéir aux dieux, de ne pas s’indigner des coups imprévus, de ne pas déplorer son sort, mais d’en subir patiemment la nécessité et de satisfaire aux ordres d’en haut. Si en effet il était d’autre bien que l’honnête, il s’ensuivrait pour nous un amour effréné de la vie et de tout ce qui fait le matériel de la vie, passion intolérable, illimitée, jamais stable. Le seul bien est donc l’honnête, dont la limite est fixe. Nous avons dit que les hommes vivraient plus heureux que les dieux, si les choses dont l’usage est étranger aux dieux étaient des biens, par exemple l’argent, les honneurs. Ajoute que, si toutefois l’âme dégagée du corps lui survit, son nouvel état est plus heureux que le premier qui la tenait plongée dans la matière. Or, dans le système où les choses dont le corps fait usage seraient des biens, l’âme séparée du corps y perdrait ; et il est contre la vraisemblance qu’une âme libre, en possession de l’immensité, perde à ne plus être close et investie dans sa prison. Si ce sont des biens, avais-je dit en outre, que ces avantages dont la brute jouit ainsi que l’homme, la brute aussi possède la vie heureuse, ce qui de tout point est impossible. Il n’est rien que pour l’honnête on ne doive souffrir : le devrait-on, s’il y avait d’autre bien que l’honnête ?