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de la propriété qu’elle a. Ainsi, dans l’homme, il n’importe ce qu’il exploite d’arpents et de capitaux, combien de saluts il recueille, quel est le haut prix de son lit de table, le transparent de son vase à boire : combien est-il bon, voilà ce qui importe ; or il est bon, si sa raison est développée dans toute sa rectitude et selon ce que veut de lui sa nature. Voilà ce qu’on nomme vertu, voilà l’honnête, et l’unique bien de l’homme. Car la raison seule nous rendant parfaits, la raison parfaite nous rend seule heureux ; par conséquent l’unique bien de l’homme est ce qui seul fait son bonheur.

Nous donnons aussi le nom de biens à tout ce qui émane de la vertu et en porte le cachet, en un mot à toutes ses œuvres. Mais elle est elle-même l’unique bien à ce titre qu’il n’en existe aucun sans elle. Si tout bien réside dans l’âme, tout ce qui la fortifie, l’élève, l’agrandit est bien ; or qui rend l’âme forte, élevée, grande, sinon la vertu ? Tout autre mobile, en excitant nos passions, abaisse en revanche et énerve l’âme, et, lorsqu’il semble la rehausser, la gonfle de mille chimères qui l’abusent. Il n’est donc qu’un vrai bien, celui qui améliore l’âme. Toutes les actions de la vie se règlent sur la considération de l’honneur ou de la honte qui en résulte ; c’est par là qu’on se détermine à faire ou à ne pas faire. Développons cette pensée. Ce que l’homme de bien croira qu’il est honnête de faire, il le fera, si pénible que ce soit ; il le fera, même à son détriment ; il le fera, quand il y aurait danger pour lui. Mais une chose honteuse, il ne la fera jamais, dût-elle lui valoir richesses, plaisir, pouvoir. Nulle crainte ne le détournera de l’honnête, nul espoir ne l’engagera dans la honte. Si donc on le voit suivre à tout prix l’honnête, fuir à tout prix ce qui ne l’est pas, et dans tous les actes de sa vie n’envisager que deux seuls points, à savoir qu’il n’est d’autre bien que l’honnête et d’autre mal que son contraire ; si la vertu est la seule chose qui ne se fausse point, qui garde toujours sa même rectitude, il n’est dès lors de bien que la vertu : il ne peut arriver qu’elle cesse de l’être ; elle ne court plus risque de changer. L’erreur gravit vers la sagesse ; la sagesse ne retombe point dans l’erreur.

J’ai dit, tu te le rappelles peut-être, que dans un élan indélibéré grand nombre d’hommes ont foulé aux pieds ce qu’ambitionne et ce que redoute le vulgaire. Il s’en est trouvé qui plongèrent leur main dans les flammes, ou dont le bourreau ne put interrompre les rires ; d’autres, aux funérailles de leurs fils, n’ont pas versé une larme ; d’autres ont couru d’un pas in-