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sur ces grands sujets ; la philosophie ne divorce point avec l’imagination ; mais il ne faut pas dépenser trop de travail en paroles. Il faut avoir pour but essentiel de parler comme on sent, de sentir comme on parle, de faire concorder son langage avec sa conduite. Il a rempli ses engagements celui qui, à le voir et à l’entendre, est toujours le même. Avant de juger quel il est, ce qu’il vaut, voyons s’il est un.

Nos discours doivent tendre non à plaire, mais à être utiles. Si pourtant l’éloquence nous vient sans qu’on la cherche trop, si elle s’offre d’elle-même, ou coûte peu, qu’on l’admette, et qu’elle serve d’accompagnement à nos belles doctrines, de telle sorte qu’elle fasse ressortir les choses plutôt qu’elle-même. Il est des arts qui parlent exclusivement à l’esprit : celui-ci est l’affaire de l’âme. Le malade ne cherche pas un médecin qui parle bien, mais qui guérisse : si le hasard veut néanmoins que ce même homme qui sait guérir, discoure avec grâce sur le traitement à suivre, le malade en sera bien aise, mais ne s’estimera pas plus heureux pour lui avoir trouvé ce second talent, aussi peu nécessaire à un médecin qu’une belle figure à un pilote. Pourquoi me vouloir chatouiller et charmer l’oreille ? Il s’agit d’autre chose. C’est le fer, c’est le feu, c’est la diète qu’il me faut. Voilà pourquoi tu es mandé : tu as à soigner un mal invétéré, grave, épidémique. Tu n’as pas moins à faire qu’un Hippocrate en temps de peste. Et c’est à peser des mots que tu t’amuses ! Trop heureux si tu pouvais suffire aux choses70 ! Quand amasseras-tu les trésors de la science ? Quand te l’appliqueras-tu assez intimement pour qu’elle ne puisse t’échapper ? Quand la mettras-tu à l’épreuve ? Il n’en est pas de celle-ci comme des autres qu’il suffit de confier à sa mémoire : c’est à l’œuvre qu’il faut l’essayer. Ici l’homme heureux n’est pas l’homme qui sait, mais qui pratique.

« Mais quoi ? N’y a-t-il pas des degrés intermédiaires ? Hors de la sagesse, n’y a-t-il plus que précipices ? » Non pas, à mon avis : les hommes qui sont en progrès sont encore au nombre des insensés, mais séparés d’eux par un vaste intervalle ; et parmi ces premiers même on trouve de grandes différences. Ils se divisent, selon quelques-uns, en trois classes. La première comprend ceux qui n’ont pas encore la sagesse, mais qui déjà ont pris pied dans son voisinage. Toutefois, si près qu’on soit du but, on est en deçà. « Quels sont ces hommes, demandes-tu ? » Ceux qui ont déjà dépouillé et passions et vices, qui ont appris à quoi ils doivent s’attacher, mais dont la confiance