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elle tombe avant l’heure. Or quelle plus grande extravagance que d’être en anxiété de l’avenir, et, au lieu de se réserver pour les douleurs futures, d’aller au-devant de ses misères et de rapprocher des crises que pour bien faire on doit reculer, si les dissiper est impossible. Veux-tu la preuve qu’on ne doit jamais se tourmenter de l’avenir ? Qu’un homme apprenne que dans cinquante ans d’ici il subira quelque supplice, en sera-t-il troublé, si sa pensée ne franchit l’intervalle pour se plonger dans ces angoisses qui ne l’attendaient qu’au bout d’un demi-siècle ? C’est par un même travers que certains esprits, amoureux du chagrin et en quête de sujets d’affliction, s’attristent de vieux souvenirs déjà effacés par le temps. Les peines passées, tout comme celles à venir, sont loin de nous : nous ne sentons ni les unes ni les autres. Or il faut que l’on sente pour qu’il y ait douleur.


LETTRE LXXV.

Écrire simplement et comme on pense. Affections et maladies de l’âme. Trois classes d’aspirants à la sagesse.

Tu te plains du style trop peu apprêté de mes lettres. Mais qui donc parle avec apprêt, s’il ne veut être un insipide parleur ? Comme dans ma conversation avec toi, soit assis, soit en promenade, il n’y aurait ni travail ni gêne, ainsi je veux que soient mes lettres69 : qu’elles n’aient rien de recherché, de factice. S’il était possible, je voudrais te montrer à nu ce que j’ai dans l’âme plutôt que te le dire. La discussion la plus vive ne me ferait ni frapper du pied, ni agiter les bras, ni renforcer ma voix ; je laisserais cela aux orateurs et me contenterais de te transmettre mes pensées sans vain ornement comme sans platitude. Il n’est qu’un point dont je sois jaloux de te convaincre, c’est que je pense toutes les choses que je dis, et que non-seulement je les pense, mais que je suis passionné pour elles. Autre est le baiser qu’on donne à une maîtresse, autre celui qu’on donne à un fils ; et toutefois ce baiser si chaste et si pur manifeste assez la tendresse d’un père. Aux dieux ne plaise que je condamne à la sécheresse et à la maigreur nos entretiens