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poir de prendre est déçu chez d’autres, et ce vil butin on l’expie par quelque grande disgrâce ou par les mécomptes de la possession. Éloignons-nous donc de ces jeux funestes, cédons la place aux hommes de proie : que l’attente des vains appâts qui pendent sur leurs têtes les tienne eux-mêmes plus vainement suspendus.

Quiconque a résolu d’être heureux ne doit reconnaître de bien que l’honnête. En admettre quelque autre, c’est d’abord mal juger de la Providence sur ce qu’elle envoie aux justes mille fâcheux accidents et que ses dons sont peu durables, sont exigus, comparés à la durée de l’ensemble des choses. Toutes ces plaintes font de nous d’ingrats appréciateurs des bienfaits célestes. Nous murmurons de ce qu’ils nous arrivent trop minces, trop précaires, de ce qu’ils nous quitteront. Voilà pourquoi nous ne consentons ni à vivre ni à mourir : vivre nous est odieux, mourir nous épouvante. Toutes nos résolutions chancellent, aucune félicité ne peut combler le vide de nos âmes. C’est que nous sommes encore loin de ce bien immense et suprême où il serait besoin que se fixât notre volonté, puisqu’au dessus de la perfection il n’y a rien. « Tu demandes pourquoi la vertu n’a faute de quoi que ce soit ! » Parce que, heureuse de ce qu’elle a, elle n’ambitionne pas ce qui est loin d’elle : tout lui est assez grand, car tout lui suffit. Qu’on s’écarte de ce système, plus de foi, ni de dévouement. Pour déployer ces deux vertus il faut supporter beaucoup de ce qu’on appelle maux, sacrifier beaucoup de ce qu’on affectionne comme biens. C’en est fait du courage, qui doit payer de sa personne ; c’en est fait de la grandeur d’âme, qui ne peut faire ses preuves qu’en méprisant comme mesquin tout ce que le vulgaire souhaite comme très-grand ; c’en est fait de la reconnaissance, dont les témoignages sont autant de corvées pour l’homme qui connaît quelque chose de plus précieux que le devoir et un autre but que la vertu.

Mais, sans m’arrêter sur ce dernier point, ou ces biens ne sont pas ce qu’on les appelle, ou l’homme est plus heureux que Dieu : car les choses qui sont sous notre main Dieu ne les a point à son usage ; la luxure, les banquets splendides, les richesses, et tout ce qui entraîne l’homme par l’appât d’une volupté vile, de tout cela Dieu n’a que faire. Il faut donc croire que Dieu a faute de biens, ou il est prouvé par le fait qu’elles ne sont pas des biens ces choses que Dieu n’a pas. Ajoute que beaucoup de ces biens prétendus sont plus amplement répartis aux animaux qu’à l’homme. Leur appétit est plus vorace ; les plaisirs