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sophie, c’est de bien sentir comme de bien rendre les bienfaits dont l’aveu seul équivaut parfois au payement. Il confessera donc sa dette immense envers ce grand administrateur, cette seconde providence qui le gratifie d’un bienheureux repos, du libre emploi de ses journées, de cette tranquillité que ne trouble point l’embarras des devoirs publics.

Ô Mélibée ! un dieu nous a fait ce loisir :
Oui, toujours pour son dieu mon cœur le veut choisir.


Si l’on est si fort obligé à l’auteur de ce loisir dont voici la grâce la plus haute :

Il laisse errer en paix mes fidèles troupeaux,
Et permet qu’à mon gré j’enfle ici mes pipeaux[1],


combien n’estimerons-nous pas cet autre loisir qui est le partage des dieux, qui nous fait dieux nous-mêmes59 ?

Oui, Lucilius ; et je t’invite à monter au ciel par un bien court chemin. « Jupiter, disait souvent Sextius, n’est pas plus puissant que l’homme de bien. » Jupiter a plus à donner aux mortels ; mais de deux sages le meilleur n’est pas le plus riche, comme entre deux pilotes également habiles tu ne donneras point la palme à celui du navire le plus grand et le plus magnifique. En quoi l’emporte Jupiter sur l’homme de bien ? Il est plus longtemps vertueux. Le sage s’en estimerait-il moins parce qu’un moindre espace circonscrit ses vertus ? Tout comme de deux sages celui qui meurt plus âgé n’est pas plus heureux que celui dont la vertu fut limitée à un moindre chiffre d’années ; ainsi Dieu ne surpasse point le sage en bonheur, quoiqu’il le surpasse en durée. La durée n’ajoute point à la grandeur de la vertu. Jupiter possède tout, mais pour faire part aux hommes de ce qu’il possède. Le seul usage qui lui en revienne, c’est que tous en usent grâce à lui. Le sage voit avec autant d’indifférence et de dédain que le fait Jupiter les richesses concentrées dans les mains des autres : d’autant plus fier de lui-même que Jupiter ne peut, et que lui ne veut pas en user. Croyons donc Sextius qui nous indique la plus noble route et qui nous crie : « C’est par ici qu’on monte dans les cieux ; c’est par la voie de la frugalité, de la tempérance, par la voie du courage. » Les dieux ne sont ni dédaigneux, ni jaloux : ils ouvrent les bras, ils tendent la main à qui veut s’élever jusqu’à

  1. Virg. Églog., I