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desquels il cultive les plus nobles arts. « Mais le souverain protège aussi les autres de son autorité. » Qui le conteste ? Toutefois, comme on se sent plus obligé à Neptune, si, par un beau temps dont d’autres aussi profitaient, on a débarqué des objets plus précieux, plus nombreux que les leurs ; comme le marchand acquitte son vœu de meilleur cœur que le passager ; et comme, parmi les marchands mêmes, la gratitude a plus d’effusion chez ceux qui amenaient des parfums, de la pourpre, des choses à vendre au poids de l’or, que chez ceux qui avaient entassé à bord des denrées de vil prix bonnes pour servir de lest : de même le bienfait de la paix, auquel tous participent, touche plus profondément l’homme qui en fait le meilleur usage. Car que de gens, sous l’habit civil, subissent de plus durs travaux qu’à la guerre ! Penses-tu qu’on soit aussi reconnaissant de la paix quand on en consume les loisirs dans l’ivresse, dans la débauche, dans tous ces vices dont, fût-ce même au prix de la guerre, il faudrait rompre le cours ? À moins que tu ne supposes le sage assez peu juste pour se croire personnellement libre de toute obligation envers le bienfaiteur de tous. Je dois beaucoup au soleil et à la lune, et pourtant ils ne se lèvent pas pour moi seul ; les saisons, le Dieu qui les règle, sont mes bienfaiteurs particuliers, quoique cette belle ordonnance n’ait pas été établie en mon honneur. L’absurde cupidité humaine, avec ses distinctions de jouissance et de propriété, croit que rien n’est à elle de ce qui est à tout le monde ; le sage au contraire estime que rien n’est mieux à lui que les choses qu’il partage avec le genre humain, qui ne seraient pas communes si chacun n’y avait sa part, et il fait sienne jusqu’à la moindre portion de cette communauté.

D’ailleurs les grands, les véritables biens ne se morcellent point de manière à n’arriver à chacun que par minces dividendes : tout homme les obtient dans leur intégrité. Si dans les largesses solennelles on ne reçoit que ce qui fut promis par tête ; si des festins publics, des distributions de victimes, de tout ce que la main peut saisir aucun n’emporte que son lot, il est des biens indivisibles, la paix, la liberté, qui appartiennent tout entiers à tous et à chacun58. De là le sage reporte sa pensée sur l’homme qui lui fait recueillir l’usage et le fruit de ces biens, sur l’homme qui ne l’appelle ni aux armes, ni à la garde des postes, ni à la défense des remparts ni à mille charges militaires, toutes de nécessité publique, et il rend grâce au pilote qui veille pour lui. Ce qu’enseigne surtout la philo-