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d’être privés de vin ou réveillés au point du jour. Ces épreuves ne sont pas difficiles en elles-mêmes ; c’est nous qui sommes lâches et énervés. Il faut apprécier avec une grande âme les grandes choses ; sans quoi nous voudrons voir en elles le vice qui est en nous. Ainsi le bâton le plus droit, plongé dans l’eau, présente l’apparence de lignes courbes et brisées. Ce n’est pas ce que nous voyons, mais la façon dont nous le voyons qui importe : l’esprit de l’homme n’aperçoit la vérité qu’à travers un brouillard. Donne-moi un jeune homme qu’ait respecté la corruption, qui au moral ait toute sa force, il dira qu’il trouve plus heureux celui qui porte sans fléchir le poids de l’adversité la plus accablante, celui qu’il voit plus grand que le sort. Ce n’est pas merveille qu’au milieu du calme on garde son assiette : mais admirons qu’un homme s’élève où les autres s’abaissent, et reste debout quand tous sont par terre. Qu’y a-t-il dans les tourments et dans tout ce qu’on nomme adversité qui soit vraiment un mal ? C’est, ce me semble, que l’âme faiblisse, et plie, et vienne à tomber : rien de tout cela ne peut arriver au sage. Il se tient droit, quelque charge qui lui incombe ; rien ne le rapetisse ; rien de ce que l’homme doit subir ne le rebute. S’il fond sur lui quelqu’un de ces maux qui peuvent fondre sur tous, il n’en murmure point. Il connaît sa force, il sait qu’elle répond à sa tâche.

Je ne mets point le sage à part des autres hommes ; je ne le rêve pas inaccessible à la douleur, comme le serait un roc étranger à toute sensation. Je me souviens qu’il a été formé de deux substances : l’une, privée de raison, ressent les morsures, les flammes, la souffrance ; l’autre, en tant que raisonnable, est inébranlable dans ses convictions, intrépide, indomptée. En elle habite le souverain bien : tant qu’il n’a pas toute sa plénitude, l’âme s’agite incertaine ; mais quand il est parfait, l’immuable stabilité est conquise. Ainsi le néophyte, qui aspire au plus haut degré, l’adorateur de la vertu, lors même qu’il approche de ce bien parfait, comme il n’a pas su encore y mettre la main, se relâchera par intervalles, et laissera quelque peu se détendre le ressort moral ; car il n’a point franchi tout défilé suspect : il foule encore une terre glissante. Mais l’heureux mortel dont la sagesse est accomplie n’est jamais plus content de soi que quand il est fortement éprouvé ; ce qui épouvanterait les autres, lui, si l’exécution d’un noble devoir est à ce prix, non-seulement s’y résigne, mais s’y dévoue et aime bien mieux s’entendre applaudir de sa constance que de sa fortune.