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Caton, le sage en parcourant par la pensée l’ensemble des âges, se dira : « L’humanité entière, contemporains, race future, est condamnée à périr ; ces cités dominatrices, n’importe où elles soient, celles qui font l’honneur et l’orgueil des royaumes étrangers, un jour on cherchera quelle fut leur place ; toutes par diverses causes auront disparu. La guerre détruira les unes, d’autres se consumeront dans les langueurs d’une paix dégénérée en apathie et dans le luxe, fléau des riches États. Toutes ces fertiles campagnes seront couvertes par la subite inondation des mers ; ou le sol brusquement affaissé les entraînera dans l’abîme. Pourquoi donc m’indigner ou gémir, si je devance de quelques moments la commune catastrophe ? » Qu’une grande âme obéisse à Dieu : ce que la loi universelle prescrit, qu’elle n’hésite pas à le subir. Ou elle part pour une meilleure vie, pour habiter à jamais parmi les puissances divines un séjour de lumière et de paix ; ou du moins, désormais exempte de souffrir, elle va se réunir à son principe et rentrer dans le grand tout. Une honorable vie n’est donc point pour Caton un plus grand bien qu’une mort honorable, puisque la vertu ne renchérit pas sur elle-même. La vérité et la vertu, disait Socrate, sont même chose : pas plus que la vérité, la vertu ne peut croître, elle a toute sa perfection, toute sa plénitude.

Ne t’étonne donc pas que les biens soient égaux, tant ceux qu’il faut embrasser par choix, que ceux qu’amène le cours des choses. Car admettre l’inégalité, et compter le courage dans les tortures parmi les biens de second ordre, c’est le compter par là même au nombre des maux, c’est proclamer Socrate malheureux dans les fers, Caton malheureux de rouvrir sa blessure avec plus d’héroïsme qu’il ne l’avait faite, et Régulus le plus infortuné des hommes, parce qu’il porte la peine de la foi gardée même à des ennemis. Et pourtant nul n’a osé le dire, pas même la secte la plus efféminée : on nie le bonheur d’un tel homme, mais on ne dit pas qu’il ait été malheureux. L’ancienne école académique avoue que l’homme peut être heureux au milieu de toutes ces souffrances, mais non pleinement ni d’une manière parfaite ; ce qui n’est nullement admissible. S’il est heureux, il l’est souverainement[1]. Et ce souverain bien n’a point de degré au delà de lui-même, dès que la vertu est trouvée, la vertu que l’adversité n’amoindrit pas, qui même en un corps tout mutilé demeure intacte,

  1. Je lis avec un ms : Si beatus est, in summo bono est. Lemaire; Nisi beatus…non est