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qu’Agamemnon les nobles murs de Mycènes. Nul n’aime son pays parce qu’il est grand, mais parce qu’il est son pays. « Où tend ce discours ? » diras-tu. À prouver que la vertu voit chacune de ses œuvres du même œil qu’un père ses enfants, qu’elle les aime également toutes et n’a de prédilection que pour celles qui souffrent : car l’amour des parents, quand il s’y joint de la pitié, est bien plus dévoué. De même la vertu, sans préférer celles de ses œuvres qui périclitent et sont en détresse, les entoure, à l’exemple des bons parents, de plus de soins et de complaisances. « Mais pourquoi telle vertu n’est-elle pas supérieure à telle autre ? » Par la raison que rien n’est plus convenable que ce qui convient, que rien n’est plus uni que l’uni. Tu ne peux dire : telle vertu est plus que telle autre l’égale d’une troisième ; conséquemment aussi rien n’est plus honnête que l’honnête.

Que si toutes les vertus ont la même nature, les trois genres de bien sont égaux. Oui, ce sont choses égales que se modérer dans la joie et se modérer dans la douleur ; la sérénité de l’une ne l’emporte pas sur cette fermeté de l’autre qui au sein des tortures dévore ses gémissements. L’une est désirable, il faut admirer l’autre, toutes deux n’en sont pas moins égales, parce que tous les désagréments possibles sont étouffés par une vertu plus grande qu’eux. Les juger inégaux c’est détourner ses yeux du fond des choses pour s’arrêter à la surface. Les vrais biens ont tous même poids, même volume ; les faux biens sont gonflés de vide. Que de choses ont de l’éclat et de la grandeur vues de face, qui mises dans la balance sont tout autres !

Oui, cher Lucilius, tout ce qui tire son mérite de la saine raison est substantiel, impérissable ; il raffermit l’âme, il la porte à une hauteur d’où elle ne descend plus. Mais ce qu’on vante sans réflexion, ce qui au jugement du vulgaire s’appelle biens enfle le cœur de vaines joies. D’autre part, ces maux prétendus que l’on appréhende jettent l’épouvante dans les esprits et y produisent la même agitation que chez les animaux l’apparence du danger. C’est donc sans motif que dans ces deux cas l’âme s’épanouit ou se froisse : il n’y a pas plus à se réjouir dans l’un qu’à s’effrayer dans l’autre. La raison seule ne change point, ne se départ point de son opinion ; car elle n’obéit point aux sens, elle leur commande. La raison est égale à la raison, comme la droiture à la droiture : donc la vertu n’est pas inférieure à la vertu : car elle n’est autre chose que la droite raison. Chaque vertu est une raison, et dès lors elle est droite ;