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l’hésitation, de la crainte, il perd son grand mérite, le contentement de soi. L’honnête ne peut être où n’est pas la liberté ; et qui craint est esclave. L’honnête a toujours avec lui la sécurité, le calme ; si quelque chose le fait reculer, ou gémir, ou lui semble un mal, le voilà tout en proie au trouble, aux plus grands discords, aux fluctuations. L’apparence du bien l’attirait, le soupçon du mal le repousse. Quand donc nous devrons bien faire, quels que soient les obstacles, voyons-y plutôt des désagréments que des maux, sachons vouloir et agir de grand cœur. Tout acte honnête s’opère sans injonction ni contrainte ; il est pur, et rien de mauvais ne s’y mêle.

Je sais ce qu’on peut ici me répondre : vous voulez, dira-t-on, nous persuader qu’il n’y a nulle différence entre nager dans la joie et lasser le bourreau qui nous torture sur le chevalet. Je pourrais répliquer qu’au dire d’Épicure lui-même, le sage, dans le taureau brûlant de Phalaris, s’écrierait : « Je jouis encore, et la douleur ne m’atteint pas. » On s’étonne que je dise qu’il est égal d’être couché sur le lit de festin ou de garder dans les tortures une intrépide attitude, lorsque Épicure, chose plus incroyable, soutient qu’il est doux de rôtir dans les flammes[1]! Je réponds qu’il existe une grande différence entre la joie et la douleur. S’il s’agit d’opter, je prendrai l’une et j’éviterai l’autre : l’une étant conforme à la nature, et l’autre, contraire. À les considérer ainsi, un grand intervalle les sépare ; mais si l’on tient compte des vertus, toutes deux sont égales, et celle qui marche sur des fleurs et celle qui foule des épines. La souffrance, les traverses, les disgrâces quelconques sont de nulle importance ; la vertu neutralise tout cela. De même que la clarté du soleil éclipse les astres de moindre grandeur ; ainsi douleurs, contrariétés, injures, tout s’efface, tout est absorbé dans la grandeur de la vertu : n’importe où elle brille, tout ce qui ne tient pas d’elle son éclat reste dans l’ombre ; les désagréments de la vie ne lui font pas plus, quand ils pleuvent sur elle, qu’une faible ondée sur l’Océan.

Pour reconnaître que je dis vrai, vois l’homme vertueux, à quelque épreuve que l’honneur l’appelle, y courir sans délai. Que devant lui soit le bourreau, le tortionnaire et le bûcher, il restera ferme ; ce n’est point le supplice, c’est le devoir qu’il envisage : il a foi dans sa noble mission comme il aurait foi

  1. Lemaire: Dulces esse tortores. Alias torqueri; les meilleurs Mss. : dulces…terrores d'où je tire …dulce …torreri.