Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lus, « le souvenir d’un ami qui n’est plus a pour nous cette douceur un peu âpre qui plaît dans certains fruits ; comme en un vin trop vieux son amertume même nous flatte ; mais après quelque temps toute âpreté s’émousse, et le plaisir nous arrive sans mélange. »

Si nous l’en croyons, « penser à nos amis vivants, c’est savourer le miel et les gâteaux les plus exquis ; se ressouvenir de ceux qui ont cessé d’être est une satisfaction quelque peu acerbe. Or on ne contestera pas que l’acidité aussi et toutes les saveurs d’un genre sévère stimulent l’estomac. » Moi, je pense autrement : la mémoire de mes amis morts m’est douce et attrayante. Car je les ai possédés comme devant les perdre ; je les ai perdus comme les possédant encore.

Prends donc, cher Lucilius, un parti qui convienne à tes sentiments d’équité : cesse de mésinterpréter le don que te fit la Fortune. Elle l’a repris, mais elle l’avait donné43. Jouissons pleinement de nos amis : qui sait pour combien de temps ils nous sont laissés ? Songeons que de fois nous les quittâmes pour quelque lointain voyage ; combien, demeurant au même lieu, nous fûmes souvent sans les voir ; nous reconnaîtrons que de leur vivant la privation a été plus longue. Mais comment souffrir ces hommes qui après avoir tant négligé leurs amis les pleurent si lamentablement, et ne vous aiment que s’ils vous ont perdu ? Leur chagrin déborde avec d’autant plus d’effusion qu’ils ont peur qu’on ne mette en doute s’ils furent bons amis : c’est chercher tard à faire ses preuves. A-t-on d’autres amis ? c’est mal mériter d’eux, c’est peu les estimer, comme incapables à eux tous de nous consoler d’une seule perte. N’en a-t-on point d’autres ? on s’est fait soi-même plus de tort qu’on n’en a reçu de la Fortune. Elle ne nous a pris qu’un ami : nous n’avions pas su en faire un second. Et puis, dans son amitié unique, il n’a pas mis d’excès l’homme qui n’a pu en acquérir plus d’une. Celui qui, dépouillé par un vol de son seul vêtement, aimerait mieux déplorer son sort que d’aviser aux moyens de se parer du froid, de trouver à couvrir ses épaules, ne te semblerait-il pas un grand fou ? L’être que tu aimais est dans la tombe : cherche un cœur à aimer. Mieux vaut réparer ta perte que de pleurer.

Je vais ajouter une vérité bien rebattue, je le sais ; néanmoins je ne veux pas l’omettre, quoique tout le monde l’ait dite. Le terme des douleurs que n’a point fait cesser la raison arrive avec le temps ; or pour l’homme sensé la plus honteuse