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tels, la matière y mettait obstacle, les défend de la destruction, et de qui la raison triomphe de l’imperfection des corps. Car si l’univers subsiste, ce n’est point qu’il soit éternel, c’est qu’il est maintenu par les soins d’un régulateur. Les choses immortelles n’ont pas besoin qu’on les protège ; le reste est conservé par son architecte dont la toute-puissance domine la fragilité de la matière. Méprisons toute cette matière, si peu précieuse qu’on peut contester qu’elle soit réellement. Songeons encore que si cet univers, non moins mortel que nous, est tenu par la Providence en dehors des périls, nous aussi pouvons, par une sorte de providence humaine, prolonger quelque peu la durée de notre frêle machine, si nous savons régir et maîtriser les voluptés par lesquelles meurt la grande partie des hommes. Platon lui-même dut au régime le plus exact d’atteindre à la vieillesse. Doué, il est vrai, d’une complexion ferme et vigoureuse, sa large poitrine lui a valu le nom qu’il a porté ; mais les voyages maritimes et les crises de sa vie avaient bien affaibli ses forces ; sa tempérance toutefois, sa modération dans tout ce qui aiguise nos appétits, son extrême surveillance de lui-même le conduisirent à ce grand âge dont mille causes l’éloignaient. Car tu sais, je pense, que Platon, grâce à son régime et par un singulier hasard, mourut le jour anniversaire de sa naissance, sa quatre-vingt-unième année pleinement révolue. En considération de quoi, des Mages, qui se trouvaient à Athènes, offrirent un sacrifice aux mânes de celui qu’ils croyaient favorisé d’une destinée plus qu’humaine pour avoir accompli le plus parfait des nombres, le nombre de neuf multiplié par lui-même. Je ne doute pas qu’il n’eût été prêt à faire sur ce total remise de quelques jours et des honneurs du sacrifice.

La frugalité peut prolonger la vieillesse qui, si elle n’est pas fort désirable, n’est pas non plus à rejeter. Il est doux d’être avec soi-même le plus longtemps possible, quand on s’est rendu digne de jouir de soi.

Énonçons ici notre sentiment sur le point de savoir si l’on doit faire fi des dernières années de la vieillesse et, sans attendre le terme, en finir volontairement. C’est presque craindre le jour fatal que de le laisser lâchement venir ; comme c’est être plus que de raison adonné au vin que de mettre l’amphore à sec et d’avaler jusqu’à la lie. Nous chercherons toutefois si cet âge qui couronne la vie en est pour nous la lie, ou bien la partie la plus limpide et la plus pure, quand du moins l’âme