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fuit du même pas que le temps ; rien de ce qui frappe nos yeux n’est permanent. Et moi, à l’instant où je dis que tout change, je ne suis déjà plus le même. C’est là ce qu’exprime Héraclite : « On ne se baigne pas deux fois dans le même courant. » C’est le même fleuve pour le nom : mais les flots d’hier sont bien loin. Ce changement, pour être plus sensible dans un fleuve que chez l’homme, n’en est pas moins rapide pour ce dernier ni moins entraînant38 ; aussi admiré-je la folie de nos si vifs attachements à la chose la plus fugitive, notre corps, et de ces frayeurs de mourir un jour, quand chaque instant de vie est la mort de l’état qui précède ! Ne crains donc plus, ô homme ! de subir une dernière fois ce que tu subis chaque jour. J’ai parlé de l’homme, matière corruptible et caduque, en butte à toutes les causes de mort ; et l’univers lui-même, éternel, invincible qu’il est, se modifie et ne reste jamais le même. Car bien qu’il possède toujours ses éléments primitifs, il les possède autres que primitivement : il en bouleverse la distribution. « À quoi, diras-tu, ces subtilités me serviront-elles ? » Puisque tu le demandes, à rien. Mais de même que le ciseleur donne à ses yeux fatigués par une trop longue tension quelque distraction et quelque relâche et, comme on dit, les restaure, ainsi parfois devons-nous détendre notre esprit et le refaire par certains délassements. Mais que ces délassements soient aussi des exercices : tu tireras même de là, si tu le veux bien, quelque chose de salutaire. Telle est mon habitude, Lucilius ; il n’est point de récréation, si étrangère qu’elle soit à la philosophie, dont je ne tâche de tirer quelque chose et d’utiliser le résultat. « Que recueillerai-je du sujet que nous venons de traiter, sujet étranger à la réforme des mœurs ? Comment les idées platoniciennes me peuvent-elles rendre meilleur ? Que retirerai-je de tout cela qui puisse réprimer mes passions ? » Tout au moins ceci, que tout objet qui flatte les sens, tout ce qui nous enflamme et nous irrite est, suivant Platon, en dehors des choses qui sont réellement. C’est donc là de l’imaginaire, qui revêt pour un temps telle ou telle forme, mais qui n’a rien de stable ni de substantiel. Et pourtant nous le convoitons comme s’il était fait pour durer sans cesse, ou nous-mêmes pour le posséder toujours. Êtres débiles et fluides, durant nos courts instants d’arrêt, élevons notre âme vers ce qui ne doit point périr. Voyons flotter dans les régions éthérées ces merveilleux types de toutes choses, et au centre de tous les êtres un Dieu modérateur, une Providence qui, n’ayant pu les faire immor-