Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/136

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces garçons maladroits qui se bornent à frictionner, vaille que vaille, les petites gens, j’entends claquer une lourde main sur des épaules ; et selon que le creux ou le plat a porté, le son est différent. Mais qu’un joueur de paume survienne et se mette à compter les points, c’en est fait. Ajoutes-y un querelleur, un filou pris sur le fait, un chanteur qui trouve que dans le bain34 sa voix a plus de charme, puis encore ceux qui font rejaillir avec fracas l’eau du bassin où ils s’élancent. Outre ces gens dont les éclats de voix, à défaut d’autre mérite, sont du moins naturels, figure-toi l’épileur qui, pour mieux provoquer l’attention, pousse par intervalles son glapissement grêle, sans jamais se taire que quand il épile des aisselles et fait crier un patient à sa place. Puis les intonations diverses du pâtissier, du charcutier, du confiseur, de tous les brocanteurs de tavernes, ayant chacun certaine modulation toute spéciale pour annoncer leur marchandise.

« Tu es donc de fer, me diras-tu, ou tout à fait sourd pour avoir l’esprit libre au milieu de vociférations si variées et si discordantes ; tandis que les longues politesses de ses clients font presque mourir notre ami Crispus ! » Eh bien oui : tout ce vacarme ne me trouble pas plus que le bruit des flots ou d’une chute d’eau, bien qu’on dise qu’une certaine peuplade transféra ailleurs ses pénates par cela seul qu’elle ne pouvait supporter le fracas de la chute du Nil. La voix humaine, je crois, cause plus de distraction que les autres bruits : elle détourne vers elle la pensée ; ceux-ci ne remplissent et ne frappent que l’oreille. Parmi les bruits qui retentissent autour de moi sans me distraire, je mets celui des chariots qui passent, du forgeron logé sous mon toit, du serrurier voisin, ou de cet autre qui, près de la Meta sudans[1], essaye ses trompettes et ses flûtes, et beugle plutôt qu’il ne joue. Mais les sons intermittents m’importunent plus que les sons continus. Au reste je me suis si bien aguerri à tout cela, que je pourrais même entendre la voix écorchante d’un chef de rameurs marquant la mesure à ses hommes. Je force mon esprit à une constante attention sur lui-même, et à ne se point détourner vers le dehors. Que tous les bruits du monde s’élèvent à l’extérieur, pourvu qu’en moi aucun tumulte ne se produise, que le désir et la crainte ne s’y combattent point, que l’avarice et le goût du faste n’y viennent point se quereller et se malmener l’un

  1. Borne suante, fontaine dont les restes se voient encore à quelques pas du Colysée, en face de l'arc de Constantin.