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Vatia, je ne passais jamais devant sa demeure sans me dire : « Ci-gît Vatia32 ». Mais tel est, ô Lucilius, le caractère vénérable et saint de la philosophie, qu’au moindre trait qui la rappelle le faux-semblant nous séduit. Car dans l’oisif le vulgaire voit un homme retiré de tout, libre de crainte, qui se suffit et vit pour lui-même, tous privilèges qui ne sont réservés qu’au sage. C’est le sage qui, sans ombre de sollicitude, sait vivre pour lui ; car il possède la première des sciences, la science de la vie. Mais fuir les affaires et les hommes, parce que nos prétentions échouées nous ont décidés à la retraite, ou que nous n’avons pu souffrir de voir le bonheur des autres ; mais, de même qu’un animal timide et sans énergie, se cacher par peur, c’est vivre, non pour soi, mais de la plus honteuse vie, pour son ventre, pour le sommeil, pour la luxure. Il ne s’ensuit pas qu’on vive pour soi de ce qu’on ne vit pour personne. Au reste c’est une si belle chose d’être constant et ferme dans ses résolutions, que même la persévérance dans le rien faire nous impose.

Sur la maison en elle-même je ne te puis rien dire de positif : je n’en connais que la façade et les dehors, ce qu’en peuvent voir tous les passants. Il s’y trouve deux grottes d’un travail immense, aussi grandes que le plus large atrium et faites de main d’homme : l’une ne reçoit jamais le soleil, l’autre le garde jusqu’à son coucher. Un bois de platanes ; au milieu un ruisseau qui va tomber d’un côté dans la mer, de l’autre dans le lac Acherusium, vous figure un Euripe[1] assez poissonneux, bien qu’on y pèche continuellement. Mais on le ménage quand la mer est ouverte aux pêcheurs ; le mauvais temps les fait-il chômer, on n’a qu’à étendre la main pour prendre. Du reste le grand mérite de cette villa, c’est qu’au delà de ses murs est Baïes, dont elle n’a pas les inconvénients, tout en jouissant de ses charmes. Voilà les qualités que je lui connais : c’est un séjour, je crois, de toute saison. Car elle reçoit la première le vent d’ouest, et si bien qu’elle en prive tout à fait Baïes. Vatia, ce me semble, n’avait pas trop mal choisi cet endroit pour y loger le désœuvrement de sa paresseuse vieillesse.

Mais est-ce bien tel ou tel lieu qui contribue beaucoup à la tranquillité ? L’âme seule donne à toutes choses le prix qu’elles ont pour elle. J’ai vu de délicieuses campagnes habitées par des cœurs chagrins : j’ai vu en pleine solitude le même trouble que chez les gens les plus affairés33. Garde-toi donc de penser que

  1. Détroit qui séparait l'île d’Eubée de la Béotie, laissant à peine passage à un navire