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sécurité et quand on voyage bien à l’aise qu’on va ramassant de menus objets ; mais quand on a l’ennemi à dos, quand vient l’ordre de lever le camp, la nécessité fait jeter tout ce que les loisirs de la trêve avaient permis de recueillir. Ai-je le temps d’épier des paroles à double entente, pour y exercer ma sagacité ?

Vois nos peuples ligués, nos portes, nos remparts,
Tant de bras aiguisant des glaives et des dards[1].

Une âme forte, voilà ce qu’il me faut, et qu’un tel fracas de guerre m’assiège sans m’étourdir. Chacun devrait me juger hors de sens, si tandis que femmes et vieillards apporteraient tous des pierres pour fortifier les retranchements, quand la jeunesse en armes n’attendrait pour faire une sortie ou ne demanderait qu’un signal, quand les traits ennemis s’enfonceraient dans les portes, et que le sol même tremblerait par l’effet des mines et des percées souterraines, si alors, assis les bras croisés, je posais des questions comme celle-ci : Vous avez ce que vous n’avez pas perdu ; or vous n’avez pas perdu de cornes, donc vous avez des cornes ; et autres combinaisons de ce genre, raffinements d’hallucinés. Eh bien, maintenant même, à bon droit tu m’estimerais fou si je dépensais ma peine à de pareilles choses : j’ai aussi un siège à soutenir ! À la guerre, le péril me viendrait du dehors : un mur me séparerait de l’ennemi ; ici c’est en moi qu’est l’ennemi mortel. Le temps me manque pour ces fadaises, j’ai sur les bras une immense affaire. Comment m’y prendre ? La mort est sur mes pas, la vie m’échappe : dans ce double embarras donnez-moi quelque expédient ; faites que je ne fuie point la mort et que je ne laisse point fuir la vie. Enhardissez-moi contre les obstacles, que je me résigne à l’inévitable : ce temps si étroit, venez me l’élargir, montrez que ce n’est pas la longueur mais l’emploi de la vie qui la fait heureuse ; qu’il peut arriver, qu’il arrive bien souvent que tel qui a vécu longtemps a très-peu vécu. Dites-moi, quand je vais dormir : « Tu peux ne plus te réveiller, » et quand je me réveille : « Tu peux ne plus dormir20 ; » quand je sors : « Tu peux ne plus rentrer ; » et quand je rentre : « Tu peux ne plus sortir. » Non, ce n’est point le navigateur seulement que deux doigts séparent de la mort, c’est pour tous que l’intervalle est également mince. Sans se montrer partout d’aussi près, partout la mort est aussi proche. Dissipez ces ténèbres, et vous me transmettrez mieux des leçons

  1. Énéid. VIII. 385