Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prétendais pouvoir disposer ; je te disais qu’il était volage et léger, que tu ne le tenais point par le pied, mais par le bout de l’aile. Je me trompais : tu le tenais par une plume ; il te l’a laissée dans la main et s’est envolé. Tu sais comment ensuite il s’est joué de toi, et que de choses il a tentées qui devaient lui tourner à mal ! Il ne se voyait pas courir au piège en voulant y pousser les autres ; il oubliait combien étaient onéreux les objets de sa convoitise, quand ils n’eussent pas été superflus.

Sachons donc voir que ce qui provoque notre ambition et nos efforts si laborieux ou ne renferme nul avantage, ou offre encore plus d’inconvénients. Telle chose est superflue, telle autre ne vaut pas notre peine. Mais notre prévoyance ne va pas si loin, et nous appelons gratuit ce qui coûte le plus cher. Ô stupidité de l’homme ! Il s’imagine ne payer que ce qui vide sa bourse, et obtenir pour rien ce pour quoi il se donne lui-même. Ce qu’il ne voudrait pas acheter, s’il fallait, en échange, livrer une maison, une propriété d’agrément ou de rapport, il est tout prêt à l’acquérir à prix d’inquiétudes, de dangers, de temps, de liberté, d’honneur4. Tant l’homme n’a rien qu’il prise moins que lui-même ! Que ne fait-il donc en tout projet et pour toute chose ce que fait quiconque entre chez un marchand ? L’objet qu’on désire, à quel prix sera-t-il livré ? Souvent le plus dispendieux est celui qu’on reçoit pour rien. Que d’acquisitions, que de présents je puis te citer qui nous ont arraché notre indépendance[1] ! Nous nous appartiendrions, s’ils ne nous appartenaient pas.

Médite ces réflexions dès qu’il s’agira non-seulement de gain à faire, mais de perte à subir. Dis-toi : « Que vas-tu perdre ? Ce qui t’est venu du dehors. Tu n’en auras pas plus de peine à vivre après qu’avant. L’avais-tu longtemps possédé ? Tu t’en es rassasié avant de le perdre. Si tu ne l’as pas eu longtemps, tu n’en avais pas encore l’habitude. Ce sera de l’argent de moins ? Partant, moins de tracas. Ton crédit en diminuera ? Tes envieux aussi. Considère tous ces faux biens dont on s’éprend jusqu’à la folie, que l’on perd avec tant de larmes, et comprends que ce n’est point la perte qui fâche, mais l’idée qu’on se fait de cette perte. On la sent, non point par le fait, mais par la réflexion. Qui se possède n’a rien perdu : mais à combien d’hommes est-il donné de se posséder ? »

  1. Souvenir des largesses de Néron à Sénèque.