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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

ou, si tout remède est impuissant, du moins elles ont fui les yeux de la foule, et elles sont tombées sans témoin.

Il est utile de connaître son mal et d’en arrêter les progrès avant qu’ils ne s’étendent au loin. Cherchons quelle est en nous la fibre la plus irritable. Tel s’émeut d’une parole, et tel d’une action injurieuse ; celui-ci veut qu’on tienne compte de sa noblesse, et celui-là de sa beauté ; il en est qui se piquent de bon goût ; il en est qui se donnent pour érudits ; certains ne peuvent souffrir l’orgueil, ou la résistance ; vous en trouvez dont la colère dédaignerait de tomber sur un esclave ; d’autres, tyrans cruels à la maison, au dehors sont la douceur même. L’un, si on le sollicite, se croit offensé ; qu’on ne demande rien à l’autre, il se juge méprisé. Tous ne sont pas vulnérables par le même point.

XI. L’essentiel est donc de savoir son endroit faible, pour le mettre spécialement à couvert. Il n’est pas bon de tout voir[1], de tout entendre : que beaucoup d’injures passent inaperçues pour nous : presque toujours, ne les a pas reçues qui les ignore. Tu ne veux pas être colère ? Ne sois pas curieux. Celui qui s’enquiert de tout ce qui s’est dit sur son compte, et qui va exhumant les plus secrets propos de l’envie, trouble lui-même son repos. Souvent c’est l’interprétation qui arrive à donner aux choses les couleurs de l’injure. Patientons donc pour les unes ; moquons-nous des autres, ou bien pardonnons. Il est mille moyens de prévenir la colère ; le plus souvent tournons la chose en badinage et en plaisanterie. Socrate, dit-on, ayant reçu un soufflet, se contenta de remarquer « qu’il était fâcheux d’ignorer quand on devait sortir avec un casque. » Ce n’est pas la manière dont l’injure est faite qui importe ; c’est comment elle est supportée. Or je ne vois pas pourquoi la modération serait difficile, quand je sais jusqu’à des tyrans qui, enflés de leur fortune et de leur pouvoir, ont mis un frein à leurs rigueurs habituelles. Voici du moins ce qu’on raconte de Pisistrate, le tyran d’Athènes : un de ses convives, dans l’ivresse, s’était répandu en invectives contre sa cruauté ; et l’offensé ne manquait pas de gens qui voulaient lui prêter main-forte, et qui d’un côté, qui de l’autre lui soufflaient le feu de la vengeance ; il souffrit paisiblement la chose et répondit aux instigateurs : « Je ne lui en veux pas plus qu’à un homme qui se serait jeté sur moi les yeux bandés. » Bien des gens se créent des sujets de plainte ou sur de faux soupçons, ou sur des torts légers qu’ils s’exagèrent.

  1. Voy. Massillon : Du pardon des offenses.