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DE LA COLÈRE, LIVRE II.


grave ou fréquente, n’a jamais place en l’âme du sage, que n’achevons-nous de l’en délivrer tout à fait ? Car, encore une fois, il n’y a pas de limite possible, s’il doit se courroucer selon la gravité de chaque méfait. Le sage devra être ou injuste, s’il poursuit d’un courroux égal des délits inégaux, ou irascible à l’excès, s’il sort de lui-même à chaque crime qui méritera sa colère. Or quoi de plus indigne que de subordonner les sentiments du sage à la méchanceté d’autrui ? Votre Socrate ne rapportera plus à la maison le visage avec lequel il en est sorti.

VII. D’ailleurs si le sage doit s’emporter contre les actions honteuses, et s’émouvoir et s’attrister de tous les crimes, rien n’est plus misérable que lui. Toute sa vie se passera dans l’irritation et le chagrin. Peut-il faire un pas sans heurter quelque scandale ? Peut-il sortir de chez lui, qu’il ne traverse une foule de pervers, d’avares, de prodigues, d’impudents, tous triomphants par leurs vices mêmes ? Nulle part ses yeux ne tomberont sans découvrir de quoi s’indigner. Il ne suffira pas aux transports sans fin qu’exigeront ces incessantes rencontres. Ceux qui dès l’aurore courent par milliers au forum, quels honteux procès, quels défenseurs plus infâmes ne suscitent-ils pas ? L’un accuse les rigueurs du testament paternel, que c’était bien assez d’avoir méritées ; l’autre plaide contre sa mère ; un troisième se fait délateur d’un crime visiblement commis par lui seul ; on élit magistrat tel autre pour condamner ce que lui-même a fait ; et la foule est gagnée à la mauvaise cause par les belles paroles d’un avocat. Pourquoi m’arrêter à des faits spéciaux ? Quand tu vois le forum inondé de citoyens, le champ de Mars où court s’entasser la multitude, et ce cirque où s’étale la majeure partie du peuple de Rome, sache bien que là sont réunis autant de vices que d’hommes(5). Entre tous ces gens qui portent le costume de paix, nulle paix n’existe : ils sont prêts à s’entre-détruire pour le plus mince profit.

VIII. Nul ne tire son gain que du dommage d’autrui(6) ; l’heureux on le hait, le malheureux on le méprise ; un grand t’écrase, tu écrases un petit ; à chacun sa passion qui l’aiguillonne ; pour un caprice, pour une chétive proie on aspire à tout bouleverser. C’est la vie des bandes de gladiateurs, qui vivent en commun pour se combattre. C’est la société des bêtes féroces ; et encore celles-ci sont pacifiques, entre elles et s’abstiennent de déchirer leurs semblables(7) : l’homme s’abreuve du sang de l’homme. En un seul point il se distingue des brutes que l’on voit lécher la main qui leur donne à manger ; sa rage dévore ceux même