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DES BIENFAITS, LIVRE VII.

pérée, du même coup je rendrai service au monde et m’acquitterai envers l’homme, puisque pour de tels caractères sortir de la vie est le seul remède, et que le mieux est de cesser d’être quand on ne peut plus revenir à soi[1]. Mais de pareils monstres sont rares et passent toujours pour des phénomènes, comme les brusques déchirements du sol et l’éruption de volcans sous-marins. Donc éloignons d’eux notre pensée ; parlons de ces vices que l’on déteste, mais sans frémir. Ce méchant homme, que je puis rencontrer dans le premier marché venu, et qu’individuellement on redoute, recouvrera auprès de moi le bienfait que j’aurai reçu de lui. Il n’est pas juste que son iniquité me profite : que ce qui n’est pas à moi retourne au possesseur, bon ou méchant. Avec quel scrupule je ferais mon enquête si, au lieu de rendre, je voulais donner ! Il faut qu’ici je cite une anecdote.

XXI. Un pythagoricien avait acheté d’un cordonnier une paire de sandales, grosse emplette pour lui, et n’avait pu payer comptant. Quelques jours après il revient à la boutique pour se libérer, la trouve close et frappe longtemps. À la fin quelqu’un lui dit : « Vous perdez votre peine : le cordonnier que vous cherchez est mort et déjà en cendre. Cela peut nous sembler fâcheux, à nous qui perdons les nôtres pour toujours ; mais à vous, bagatelle ! vous savez bien qu’il ressuscitera. » Ainsi raillait-il le pythagoricien. Et notre philosophe remporte chez lui sans trop de regret ses trois ou quatre deniers, qu’il fait de temps en temps sonner dans sa main. Peu après il se reprocha le secret plaisir de n’avoir pas rendu ; voyant trop que cette triste aubaine lui avait souri, il reprit le chemin de la boutique et se dit : « Le cordonnier pour toi vit encore ; rends ce que tu dois. » Puis, par un endroit de la cloison où les planches s’étaient disjointes, il glisse et fait tomber dans l’intérieur quatre deniers[2], pour se punir d’un coupable désir et ne point s’accoutumer à retenir le bien d’autrui.

XXII. Ce que tu dois, cherche à qui le rendre : si nul ne réclame, il faut te sommer toi-même ; que ton bienfaiteur soit bon ou méchant, peu t’importe. Paye-le, tu l’accuseras après, et rappelle-toi comment les rôles sont partagés entre vous deux. À lui l’oubli est demandé, ton devoir à toi est de te souvenir. On aurait tort toutefois de croire qu’en disant que l’auteur du

  1. Phrase prophétique sur Néron. V. Note 14. De la colère, I, vi.
  2. Environ 3 fr.60 c.