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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

dore, un Phalaris ; si le caractère de ces tyrans est au fond le sien, certes je lui renverrais son bienfait, pour que de lui à moi nul lien ne subsiste. Mais si le sang humain est une joie, une pâture pour lui ; si les supplices d’hommes de tout âge deviennent les passe-temps de son insatiable barbarie ; si ce n’est plus la colère, mais je ne sais quelle soif de meurtre qui l’enivre ; s’il égorge les fils en présence du père ; si, peu content de la mort simple, il torture et fait non-seulement brûler, mais rôtir ses malheureuses victimes ; si son château-fort dégoutte sans cesse d’un carnage récent, c’est trop peu de ne pas lui rendre son bienfait. Tous les nœuds qui l’unissaient à moi, la violation du droit humain et social les a tranchés. Qu’un homme m’ait fait quelque avantage, mais qu’il porte les armes contre ma patrie, tous ses droits sur moi sont perdus, et ma reconnaissance passerait pour un crime. S’il n’attaque pas ma patrie, mais qu’il opprime la sienne ; si, trop éloigné de mes concitoyens, ce sont les siens qu’il tourmente, une telle dépravation morale n’en a pas moins tout rompu entre nous. Pour n’être pas mon ennemi, il ne m’en est pas moins odieux, et mes devoirs envers le genre humain me commandent d’abord et plus haut que ma dette envers un seul homme.

XX. Mais les choses fussent-elles à ce point, et eussé-je dès lors toutes représailles libres envers un homme qui, brisant tous les devoirs, a donné contre lui le droit de tout faire, je croirai devoir garder une mesure telle que, si ma restitution n’est capable ni d’augmenter son pouvoir désastreux pour tous, ni de l’affermir, et qu’elle puisse se faire sans entraîner la ruine publique, je la ferai. Je sauverai son fils en bas âge : en quoi ce service nuit-il à aucun de ceux que sa cruauté déchire ? Mais de l’argent pour stipendier et retenir ses satellites, je ne lui en fournirai point. S’il désire des marbres, de riches costumes, cet attirail de luxe ne peut chez lui faire tort à personne : mais je ne lui donnerai ni armes, ni soldats. S’il demande comme cadeau d’un grand’prix des artistes scéniques, des courtisanes[1], de ces choses qui peuvent amollir son humeur féroce, volontiers les lui offrirai-je. Je ne lui enverrai ni trirèmes, ni bâtiments de guerre ; mais des vaisseaux de plaisance et de parade et autres fantaisies de rois qui s’ébattent sur la mer, à la bonne heure. Et si la guérison de cette âme est totalement déses-

  1. Allusion à la courtisane Acté, et justification des complaisances forcées de Sénèque pour Néron.