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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

être par moi donnée au sage. Rien d’étonnant qu’on puisse donner à qui possède tout. J’ai loué ta maison : j’acquiers là un droit à côté du tien : la chose est à toi, l’usage de la chose à moi. Ainsi encore, tu ne toucheras point, si ton fermier s’y oppose, aux fruits mêmes de tes terres, et ; s’il y a cherté ou famine,

Ils seront pour autrui ces iongs amas de grains[1],


quoique nés de ton fonds et entassés chez toi, et destinés à remplir tes greniers. Et tu n’entreras pas, toi propriétaire, dans ce que tu m’as loué ; et ton esclave, devenu mon mercenaire, ne pourra te suivre, et quand j’aurai pris à loyer ta voiture, ce sera bénévolement si je te laisse monter dans ce véhicule qui est à toi. Tu vois donc qu’il peut se faire qu’en recevant sa propre chose ce soit un don qu’on reçoive.

VI. Dans tous les exemples ci-dessus, il y a deux maîtres d’une même chose, et nomment ? L’un en est le propriétaire, l’autre l’usufruitier, Les mêmes livres que nous disons être de Cicéron, Dorus le libraire les appelle siens, et ne dit pas moins vrai que nous. L’un les revendique comme auteur, l’autre comme acquéreur, et l’on décide avec raison qu’ils sont à tous deux ; car tous deux y ont droit, mais non le même droit. Ainsi Tite Live peut recevoir ses propres écrits de Dorus ou les lui acheter5. Je puis donner au sage ce qui est à moi personnellement, bien que tout soit à lui. Dès qu’en effet, à l’instar des rois, il possède moralement toutes choses, mais que les propriétés individuelles sont disséminées entre autant de maîtres, rien ne l’empêche de recevoir, de devoir, d’acheter, de louer. César possède tout ; mais son trésor ne renferme que ses biens propres et privés : si le monde est sous son empire, son patrimoine se borne à ce qui lui est personnel. On peut discuter si telle chose lui appartient ou non, sans amoindrir sa puissance ; car ce que la loi lui dénie comme revenant à autrui, est à lui sous un autre rapport. De même le sage, qui possède en son âme l’universalité des choses, n’a de droit et en propriété que ses biens à lui.

VII. Bion a des arguments pour démontrer tantôt que tout le monde est sacrilège, tantôt que personne ne l’est. Quand il veut tous nous précipiter du roc Tarpéien, il dit : « Quiconque enlève, détruit, détourne à son usage ce qui appartient aux

  1. Virg., Géorg., I, 158.