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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

hasard n’a pas conscience du service qu’il rend ; et nous ne savons nul gré à l’adversaire dont les chicanes nous ont sauvés, en nous faisant perdre notre repos et notre temps. Le bienfait n’existe qu’autant qu’il part d’une bonne volonté et qu’il a l’aveu de son auteur. On m’a servi sans le savoir, je ne dois rien : on m’a servi en voulant me nuire, j’agirai de même.

X. Revenons au premier cas. Pour payer de retour, tu veux que je fasse quelque chose ; mais pour m’obliger on n’avait rien fait. Passant au second personnage, faudra-t-il lui témoigner ma gratitude ; et, ce que j’ai reçu sans sa volonté, le lui rendre volontairement ? Mais que dire du troisième, dont la malveillance s’est surprise à me faire du bien ? Pour que je sois redevable, c’est peu qu’on ait voulu m’obliger ; pour que je ne le sois point, il suffit qu’on n’ait pas voulu le faire. Car l’intention toute nue ne constitue pas le bienfait ; et comme le bienfait n’a pas lieu, si la meilleure, la plus pleine volonté a été trahie par le sort, il n’existe pas davantage si la volonté n’a précédé l’événement. Ce qu’il faut, ce n’est pas que tu m’aies servi ; je ne suis obligé que si tu avais eu dessein de me servir.

XI. Cléanthe pose cet exemple-ci : « J’ai envoyé deux esclaves chercher Platon à l’Académie et le prier de venir. L’un a fouillé tout le portique, parcouru les autres endroits où il comptait pouvoir le rencontrer, et il est rentré aussi las que désappointé ; l’autre s’arrête devant le premier charlatan venu, et pendant qu’il erre au hasard et va de groupe en groupe jouant avec ses pareils, il voit Platon qui passe, il le trouve sans l’avoir cherché. Nous louerons, continue Cléanthe, l’esclave qui, autant qu’il était en lui, s’est acquitté de sa commission ; et l’autre, que sa fainéantise a si bien servi, sera châtié. »

C’est la volonté qui, à nos yeux, confère le bienfait : vois dans quelle condition il se montre, avant de me croire lié par une obligation. Le bon vouloir est peu s’il n’a été utile ; l’utilité est peu, sans le bon vouloir. Suppose qu’on ait voulu me faire un don et que ce don n’ait point eu lieu ; l’intention m’est acquise, non le bienfait, qui n’est complété que par l’acte joint à l’intention. On voulait me prêter de l'argent, je ne l’ai pas reçu : je ne dois rien ; de même si, prêt à me rendre service, tu ne l’as pas pu, je serai ton ami, non ton obligé. Je désirerai, à ton exemple, faire aussi pour toi quelque chose : du reste, si