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DES BIENFAITS, LIVRE V.

l’autre et il est plus amer à l’orgueil d’être dédaigné que de n’être pas craint3. Veux-tu savoir ce qu’en effet Socrate ne voulait point ? Il ne voulait point aller à une servitude volontaire, lui de qui Athènes libre ne put supporter la libre censure.

VII. Nous avons, je pense, suffisamment traité cette question : s’il est honteux d’être vaincu en bienfaits ; celui qui la pose sait que d’habitude on n’est pas son propre bienfaiteur. Autrement il serait clair qu’il n’y a pas de honte à être vaincu par soi-même. Cependant quelques stoïciens mettent aussi en doute si l’on peut se rendre service à soi-même, si l’on se doit de la reconnaissance. Pour que le problème parût proposable, ils ont fait ce raisonnement : on dit souvent : « Je me félicite ; je ne puis me plaindre que de moi-même ; je m’en veux ; je me punirai ; je me déteste ; » et cent autres phrases de ce genre où l’on parle de soi comme on ferait d’un tiers. Or si je puis me faire du mal, pourquoi ne pourrais-je me faire aussi du bien ? Et pourquoi des services qui s’appelleraient bienfaits, si je les rendais à d’autres, n’auraient-ils pas le même nom quand c’est à moi que je les rends ? Ce qui, me venait d’un autre, serait une dette, si je me le donnais à moi-même n’en serait pas une ? Pourquoi serais-je ingrat envers moi ? Ce serait une honte non moins grande que d’être avare, dur, cruel et négligent envers soi. Il y a autant d’infamie à se prostituer qu’à prostituer autrui. N’est-il pas vrai qu’on blâme le flatteur, l’homme qui, à l’affût de vos paroles, s’apprête à vous louer faussement, tout comme on blâme quiconque se complaît en soi-même, s’admire et se fait pour ainsi dire son propre flatteur ? Le vice est odieux, non-seulement quand il nuit au dehors, mais quand c’est sur lui-même qu’il réagit. Quel homme est plus admirable que celui qui sait se commander, qui est maître de lui ? Il est plus facile de gouverner des nations barbares et impatientes d’un joug étranger que de contenir son âme et de lui faire la loi. Platon remercie Socrate des leçons qu’il a reçues de lui ; pourquoi Socrate ne se remercierait-il pas de celles que lui-même s’est données ? M. Caton a dit : « Ce qui te manque, emprunte-le à toi-même. « Pourquoi ne me donnerais-je pas, si je puis me prêter ?Dans une infinité de cas nous avons l’habitude de nous scinder en deux personnes. Nous disons : « Laissez-moi me consulter ; je me tirerai l’oreille. » Si ces façons de parler sont justes, on peut, tout comme s’en vouloir, se savoir gré, se louer comme se faire des reproches, se devoir à soi-même ou son dommage ou son profit. Le tort et le bienfait sont les con-