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DES BIENFAITS, LIVRE V.

jours vaincus par les auteurs de nos jours, ne les possédant guère qu’au temps où ils nous semblent incommodes, où leurs bienfaits ne sont pas compris de nous. À peine avons-nous gagné quelque expérience et venons-nous à entrevoir que nous devons les aimer pour les choses mêmes qui nous les rendaient peu aimables, je veux dire leurs avertissements, leur sévérité et leur attention à veiller sur notre jeunesse imprudente, ils nous sont ravis. Peu arrivent jusqu’à l’âge où l’on recueille dans ses enfants tout le fruit de ses soins : les autres n’ont senti d’eux que le fardeau. Toutefois, il n’y a point de honte à être vaincu en bienfaits par un père ; et comment y en aurait-il ? On ne doit rougir de l’être par personne. Avec certains bienfaiteurs on est leur égal et leur inférieur tout ensemble : leur égal par le cœur, qui est la seule chose qu’ils exigent, la seule que nous leur promettions ; leur inférieur par la fortune, qui peut empêcher qu’on ne s’acquitte, sans pour cela qu’on ait à rougir comme vaincu. Il n’y a pas de honte à ne pas atteindre, pourvu que l’on s’obstine à suivre. Souvent je me vois forcé d’implorer de nouveaux services avant d’avoir acquitté les premiers. Et je ne suis ni détourné ni honteux de ma demande par le motif que je devrai sans pouvoir rendre : car il ne tiendra pas à moi que je ne prouve de mon mieux ma reconnaissance. Il peut survenir du dehors quelque empêchement ; néanmoins je ne serai pas vaincu en bon vouloir, et je succomberai sans honte à des difficultés indépendantes de moi.

VI. Alexandre, le roi de Macédoine, se glorifiait souvent de n’avoir été vaincu en bienfaits par personne. Il ne dut pas, l’outrecuidant, priser bien haut, ni les Macédoniens, ni les Cares, ni les Grecs, ni les Perses, ni ces peuplades éparses qui n’avaient point d’armée, pour ne pas s’avouer qu’il tenait d’eux un empire qui s’étendait de l’angle de Thrace jusqu’au bord des mers inconnues. C’était à Socrate à se glorifier ainsi, c’était à Diogène qui, certes, avait triomphé d’Alexandre. Oui, il en avait triomphé le jour où ce conquérant, gonflé d’un orgueil plus qu’humain, vit un homme auquel il ne pouvait ni rien donner, ni rien ravir.

Le roi Archélaüs pria Socrate de venir à sa cour. Socrate, dit-on, répondit qu’il ne voulait point aller chez un homme dont il recevrait plus qu’il ne pourrait lui rendre. Mais d’abord il eût été maître de ne rien accepter ; ensuite, c’est de lui que serait venu le premier bienfait : car c’est sur une prière qu’il serait venu, et c’était faire ce qu’après tout le roi était hors