Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/448

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
411
DES BIENFAITS, LIVRE IV.

ques d’un certain vernis de justice ; et qui ne se donnerait même, s’il osait, pour protecteur de ceux qu’il a lésés ? Aussi souffrent-ils avec complaisance les remercîments de leurs victimes, d’autant plus jaloux qu’on les croie humains et généreux, qu’ils sont moins capables de l’être. Ils ne joueraient pas ce rôle, n’était cet amour de l’honnête qui, désirable pour lui-même, les fait courir après un renom que dément leur conduite et déguiser une perversité dont on aime le fruit, mais qui elle-même fait honte et horreur ; car nul mortel n’a renoncé aux lois de sa nature et dépouillé l’homme jusqu’à se faire méchant pour le plaisir de l’être11. Demande en effet à quelqu’un de ces hommes de rapine, si, ce qu’il doit aux brigandages et aux vols, il ne préférerait pas l’obtenir légitimement. Celui qui fait métier de détrousser et d’assassiner les passants aimerait bien mieux trouver ce qu’il ravit. Tu n’en verras pas un qui ne préfère jouir des profits de l’iniquité sans la commettre. Grâces soient rendues mille fois à la nature pour avoir voulu surtout que la vertu pénétrât d’avance toutes les âmes de sa lumière : ceux même qui ne la suivent plus la voient encore.

XVIII. Une preuve que le sentiment de la reconnaissance est désirable par lui-même, c’est que par elle-même l’ingratitude est une chose à fuir ; car rien ne brise et ne dissout les liens de la communauté humaine comme le fait ce vice. Notre sûreté en effet a-t-elle d’autre base qu’un échange mutuel de services ? Notre unique ressource en cette vie, notre seul rempart contre les attaques imprévues, repose sur ce commerce de bienfaits. Suppose l’homme isolé : qu’est-il ? La proie des bêtes sauvages, la victime la plus désarmée, le sang le plus facile à verser. Les autres animaux sont assez forts pour se protéger eux-mêmes : chez eux les races vagabondes, et qui doivent vivre solitaires, naissent toutes armées. L’homme n’est environné que de faiblesse12: il n’a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter ; nu, sans défense, l’association est son bouclier. Dieu lui a donné deux choses qui d’un être précaire l’ont rendu le plus fort de tous : la raison et la sociabilité13. Il n’eût été l’égal d’aucun dans l’état d’isolement, et le voilà maître du monde. La société le constitue dominateur de tout ce qui respire ; né pour la terre, la société le fait passer en souverain sur un élément qui n’est pas le sien et lui livre par surcroît l’empire des mers. Elle écarte de lui l’invasion des maladies, prépare de loin des appuis à sa vieillesse, apporte des soulagements à ses douleurs ; elle nous rend cou-