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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


contenir quand elle eût pu les, écarter. L’âme, une fois ébranlée, jetée hors de son siége, n’obéit plus qu’à l’impulsion qu’elle a reçue. Il est des choses qui, dès l’abord, dépendent de nous, et qui plus tard nous emportent par leur propre force et ne permettent plus de retour. L’homme qui s’élance au fond d’un abîme n’est plus maître de lui ; il ne peut s’arrêter ni ralentir sa chute(7) : un entraînement irrévocable a coupé court à toute prudence, à tout repentir, et il est impossible de ne pas arriver où on était libre de ne pas tendre. Ainsi l’âme qui s’est abandonnée à la colère, à l’amour, à une passion quelconque, perd les moyens d’enchaîner leur fougue. Il faut qu’elles la poussent jusqu’au bout, précipitée de tout son poids sur la pente rapide du vice.

VIII. Le mieux est de dominer la première irritation, de l’étouffer dans son germe, de se garder du moindre écart, puisque sitôt qu’elle égare nos sens on a mille peines à se sauver d’elle car toute raison s’en est allée, dès que la passion vient à s’introduire et qu’on lui a volontairement donné le moindre droit. Elle agira pour tout le reste d’après son caprice, non d’après votre permission. C’est dès la frontière, je le répète, qu’il faut repousser l’ennemi ; s’il y pénètre et s’empare des portes de la place, recevra-t-elle d’un captif l’ordre de s’arrêter ? Notre âme alors n’est plus cette sentinelle qui observe au dehors la marche des passions pour les empêcher de forcer les lignes du devoir : elle-même s’identifie avec la passion ; aussi ne peut-elle plus rappeler à elle la force tutélaire et préservatrice qu’elle vient de trahir et de paralyser. Car, comme je l’ai dit, la raison et la passion n’ont point leur siége distinct et séparé : elles ne sont autre chose qu’une modification de l’âme en bien ou en mal. Comment donc la raison, envahie et subjuguée par les vices, se relèvera-t-elle après sa défaite, ou comment se dégagera-t-elle d’une confusion où c’est l’alliage des mauvais principes qui domine ?

« Mais, dira-t-on, il est des hommes, qui, dans la colère, savent se contenir. » Est-ce de manière à ne rien faire de ce qu’elle leur dicte, ou lui obéissent-ils en quelque chose ? S’ils ne lui cèdent, rien, reconnaissez qu’elle n’est pas nécessaire pour agir, vous qui l’invoquiez comme une puissance supérieure à la raison. Enfin, je vous le demande, est-elle plus forte ou plus faible que cette raison ? Si elle est plus, forte, comment celle-ci pourra-t-elle lui prescrire, des bornes, vu que d’ordinaire c’est le plus faible qui obéit ? Si elle est plus faible ; la rai-