Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/434

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
397
DES BIENFAITS, LIVRE III.

de lui l’existence, et que sans elle il n’eût jamais fait acte de bienfaiteur ? Mais ici le père est dans le même cas que tous ceux qui donnent la vie à d’autres : on n’aurait pu s’acquitter envers eux, si on ne l’eût point reçue. Selon vous, on ne pourrait non plus s’acquitter avec usure envers un médecin qui souvent aussi nous rend la vie, ni envers un matelot qui nous a sauvés du naufrage. Et pourtant on peut surpasser les bienfaits de ces hommes, comme de tous ceux qui d’une manière quelconque nous ont conservé le jour : donc il peut en être de même des pères. Si l’on m’a rendu un service qui avait besoin d’être soutenu des services de beaucoup d’autres, et qu’à mon tour j’en aie rendu un qui pouvait se passer d’auxiliaire, j’ai plus fait qu’on n’a fait pour moi. Le père donne au fils une vie prompte à s’éteindre, si de nombreux secours ne la viennent protéger ; le fils qui sauve la vie du père lui donne une chose qui n’a plus besoin d’autre assistance pour se maintenir. Ainsi est vaincu en bienfaits le père qui reçoit de son fils la vie que lui-même lui avait donnée.

XXXVI. Ceci ne détruit pas la vénération due aux auteurs de nos jours et ne fera pas que, leurs enfants soient moins bons pour eux : loin de là, ils en vaudront mieux. Car la vertu est, de sa nature, passionnée pour la gloire et brûle de dépasser qui la précède. La piété filiale sera plus ardente, si elle se livre à la reconnaissance avec l’espoir de surpasser le bienfait. Les pères eux-mêmes s’y prêteront volontiers et avec bonheur ; car en une foule de cas nous gagnons à être vaincus. Est-il une rivalité aussi désirable, une félicité aussi grande pour des parents que d’avouer que leurs bienfaits mêmes le cèdent à ceux de leurs fils ? L’opinion contraire fournit une excuse à ces derniers et les rend plus lents à payer leur dette, tandis que nous devons les aiguillonner et leur dire : « Courage, vertueux jeunes gens ! Une honorable lutte est ouverte entre vos parents et vous, pour savoir qui a plus donné ou reçu. Ils ne sont pas vainqueurs, pour vous avoir prévenus. Prenez seulement cette confiance qui vous sied si bien, et gardez-vous du découragement : vous les vaincrez comme c’est leur vœu. Et dans cette noble arène vous ne manquez pas de chefs qui vous exhortent à les imiter et vous commandent de marcher sur leurs traces à cette victoire que bien des fils ont obtenue. »

XXXVII. Cette victoire fut celle d’Enée : son père l’avait porté enfant sans effort comme sans risque ; et il porta ce père chargé d’ans au travers même de l’armée ennemie, des ruines